Jean SEGURA                                                                                    

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ANDRÉ ALBERT SEGURA (1937-1959) : INÉDITS (Suite : 3e partie)

« LETTRES D'ALGÉRIE, André Segura, la guerre d'un appelé » a été publié en mars 2004 par les Editions Nicolas Philippe. Pour des raisons, tant économiques qu'éditoriales, certaines lettres et quelques textes en annexes ont été écartés ou amputés de certaines parties par l'éditeur au moment du bon à tirer.

Suivent ici, retrouvés avec la correspondance, des lettres qui ne portent pas de traces de plis et n'ont jamais été expédiées, ainsi que des réflexions, notes et dessins qui figuraient dans un carnet personnel d'André. L'ensemble de ces textes, que nous avons replacés dans leur ordre chronologique, apportent un éclairage complémentaire à la correspondance proprement dite.

 

Jean SEGURA

Page Pécédente

André Segura : autoprotrait

 

[Dimanche 31 Août 1958, Cherchell]

La force de nos âmes,

La force de nos âmes et de nos bras

Sartre dit à juste titre dans La Nausée qu'il ne faut pas entourer de mystère les choses qui n'en n'ont pas. C'est le défaut d'un journal dit-il. Pourtant il faut décrire des faits, dire comment on voit les choses car c'est cela qui compte : il y a tant de choses que je ne vois plus comme il y a 6 mois.

J'avais l'impression que la vie était quelque chose d'impossible pour moi. Maintenant je sais que je vivrai mais je me sens vieillir encore, avec satisfaction, bientôt ce sera avec détresse. Pourquoi a-t-on l'impression qu'on ne dépassera pas un certain âge ? Peut-être parce qu'il faut une maturité suffisante pour se concevoir dans cette maturité. Pourtant à trente ans je ne serai pas autre chose que ce que je vois de P., j'en suis certain ou alors !...

Je souffre incontestablement d'un complexe malgré ma persuasion du contraire, et c'est normal ne serait-ce que socialement. Que sera ma vie ? Il ne faut pas qu'elle ressemble à celles que je connais mais plutôt à celle d'un garçon comme F. Est-il heureux ? Je crois. Étais-je heureux ? Non. J'ai peur horriblement peur de l'avenir. Je ne perds pas mes années mais quel horrible désespoir que de vieillir. De grandes choses, j'aurais dû faire de grandes choses et il ne restera rien. Même pour moi il ne restera rien. Un peu de joie instantanée, beaucoup de futilité, jamais d'amour. Comment pourrais-je aimer ? Un instinct, un besoin et beaucoup de vide, de temps perdu. Il faut que tout vienne à moi. Timidité peut-être. Horrible complexe. Il m'en vient d'autres ici. Peut-être est-ce vraiment l'âge ? Paris me manque mais quand je me souviens de ce que j'y ai fait. Il aurait mieux valu pour moi rester à la maison et lire, lire, lire, lire encore. La fuite du temps c'est quelque chose d'épouvantable.

« J'ai perdu ma jeunesse au bal des quatre vents »

« Oisive jeunesse à toute asservie

Par délicatesse j'ai perdu ma vie ».

Ils prennent trop les gens pour des ignares. Je prends trop les gens pour des ignares. Comme je suis laid, comme j'ai de vilains défauts. Voilà pourquoi je ne plais pas à tant de personnes. Il faut être sûr de soi et moi j'ai peur, je me sens traqué, je ne suis pas à la hauteur des situations que je recherche. Modestie, misanthropie. Passe-toi au maximum des autres.

Finalement « Cela » pourrait me rendre un immense service ; je ne suis pas encore attaché à cette chienne de vie. Mais vite parce que je ne suis pas courageux.

Combien d'horribles défauts. Faux, traître, poltron, voleur, refoulé, renié, indigne, paresseux, m'as-tu-vu, prétentieux, comédien, jamais sincère, superficiel, juif, juif, juif.

Aimer puis détester, je me fais aimer puis détester partout. Seul. Seul. Seul. Ils ne me connaissent pas encore mais un jour... Seul.

Peu importe nous verrons bien.

Dimanche 31 Août

 

 

 

[Mercredi 3 septembre 1958, Cherchell]

J'ai décidé une nouvelle foi d'être seul. Je ne peux qu'être seul - la chose que je craignais le plus est arrivé - P. m'a fait directement une allusion qui a fait sourire H. Je l'ai prise comme un coup de fouet à travers la figure. Ils en auront ri ensemble après. J'imagine que Pr. a aussi entendu et que c'est pour cela qu'il m'a entretenu en tout cas... j'allais dire je ne pardonnerai pas, c'est idiot, il ne s'agit pas de pardonner il s'agit de constater que malgré tout, les gens intelligents ne me ratent pas.

Décidément rien n'est plus extraordinaire que la solitude. On n'est jamais déçu ni trompé. Rien d'autre ne me convient que la musique, la lecture ; pas d'interlocuteur qui pense, qui me juge.

J'imaginais en pensée la vie ici. Si j'avais (été) prévenu au départ, je crois que ça n'aurait rien changé simplement je n'aurai pas eu les 2 mois de paix relative que j'ai eus. Les gens sont méchants, c'est vrai - Souvent ils sont bêtes alors on les méprise, d'autre fois ils sont intelligents alors ça fait mal.

Ce soir on ne me verra pas. J'irai écouter Tchaïkovski en paix et je rentrerai me coucher tranquillement.

Je ne veux plus rien avec eux. Dommage Pr. est très gentil mais il n'y a rien à faire.

Musique - Grand secours.

Personne ne saura jamais rien. Et s'ils savaient ça les réjouirait.

Beaucoup, beaucoup trop font des allusions et rient.

2 mois c'est un maximum, ce n'est pas trop mal.

Si cela pouvait m'être aussi bénéfique qu'à Mont-de-Marsan !

C'est impossible. Il y a un monde entre Holtzer et Gibier et puis trop de gens intelligents. Mon isolement me fera mépriser de lui aussi.

D'ailleurs je suis moins intelligent c'est certain. Et je le pense vraiment .

Tout seul.

Ma vie entière doit être axée sur ce principe.

La vérité c'est que ma nature me pousse à être philanthrope mais la société me rejette et me rend misanthrope.

Je me passerai d'elle.

Moine...

Je ne supporte aucune promiscuité. Le pensionnat, loin de m'y former m'a cuirassé contre.

J'étais si bien dans ma chambre seul, à Michelet (1) - si bien- Pourtant le monde a pris le dessus.

À mon avantage, il faut le dire. Ici ce n'est pas possible. Les choses se passent toujours de la même façon.

Il me manque ici ma supériorité habituelle. Il y a trop à apprendre trop à travailler.

Peu importe

Mercredi 3 septembre

1. Lycée Michelet, lettre du 24 juin

 

 

[sans date]

Quand je pense que telles inexistences, nullités, se permettent de me donner des ordres, de me parler sur un ton haussé, de me traiter de ridicule et que je ne peux rien dire. Quand je pense qu'on ose me dire qu'on n'est pas ma boniche, mais que sont-ils donc alors ou plutôt que sont-ils dignes d'être. Même pas, je n'en voudrais pas.

Et je songe que bientôt je vais m'entêter de nouveau en tort (sic) et que les choses se termineront très mal, une nouvelle fois. Je vais être aussi impatient, aussi intolérant que F..., le Mépris et la misanthropie.

Mais comment tolérer de telles invraisemblances, un non sens, je vous le dis, un non sens. Je tourne les talons et je m'en vais. Malheureusement, je suis obligé de les voir de les supporter. J'ai envie de CRIER ordures néants vous osez ouvrir la bouche, vous devriez ramper. Je vous ignore je ne veux pas vous connaître. Votre vision me répugne. Je vais devenir malade. Comment supporter de tels CONS , CONS , CONS , CONS .

 

 

 

[sans date]

Je me souviens, maman disait :

« Nous te faisons toujours plaisir, mais toi tu ne fais rien pour nous ! avec un ton tellement désolé.

- Mon coeur pleure.

C'est la seule chose qui me reste pour croire - cet amour-là, le seul qui soit vrai. J'intellectualisais déjà mais non ! Tout bonnement l'amour sans rien d'un être exceptionnel et par bonheur pour peu de temps. L'amour entier, total qui fera souffrir et peut-être même pas. La victoire, c'est la sienne.

C'était très beau. Voilà. C'est tout.

Tout ou presque et je venais tout gâcher. Quel drame.

Il était très discrètement réhabilité. C'était la scène la plus difficile à faire passer. Et ma foi !

Son coeur pleure à cause de moi. Avoir honte, rougir, mentir de son fils.

  « Tu es mon fils ». Peut-être même a-t-elle versé des larmes devant moi. « Cet homme pleure la nuit, et ne peut pas dormir ».

Combien les ai-je fait souffrir. Presque « con los manos ». Je le savais mais que faire. Ils ont beaucoup pleuré.

 

 

[Dimanche 7 septembre 1958, Cherchell]

Je repense à Georges à cause de la musique : Adieu Lisbonne. Nous avions dansé dessus au Pays d'Arbois, la fameuse nuit de Madame Arthur... « Je te veux ! »... Je m'étais rasé le soir où je lui ai téléphoné du café. Place du Trocadéro. J'ai pris l'avenue Paul Doumer. J'avais oublié le numéro de la chambre, je me suis trompé, je suis redescendu, j'ai retéléphoné. Il m'a dit beaucoup de choses. Il m'a montré une photo de René à Capri. Cela voulait bien dire ce que ça voulait dire. Je n'ai pas compris. Puis vint la fameuse phrase. J'étais rasé je suis parti, il m'a rappelé, il m'a traité d'idiot ou quelque chose de semblable puis je ne me souviens plus très bien enfin je suis reparti pour de bon, il ne m'a pas rappelé, j'ai cru mourir. J'ai juré en retraversant l'avenue Paul Doumer de ne plus jamais aimer. Qu'a-t-il pensé ? Après il a toujours été désagréable. Au téléphone, au Petit Vendôme. Charley a essayé de récupérer les miettes. Georges. Exactement. Il eut simplement fallu qu'il fût de l'autre côté.

Jamais plus je ne recommencerai l'expérience Claude. Quelle idiotie. Je n'ai jamais aimé ce garçon, simplement je m'en étais fait une nécessité. Il me fallait aussi connaître ça.

Dimanche 7 septembre

 

[sans date]

Laslo - Bernadette - Guy - Pauvre Guy que croyait-il ? Qu'ont-ils tous cru ? C'est un besoin. Comment n'existe-t-il pas une femme comme Francine ici ? Voilà ce qu'il faut à mon bonheur. La veuve exactement mais très intelligente. Dommage Monique était vraiment très bien (du Braconnier).

Tête à tête mais devant beaucoup de monde.

Comme ça me manque.

Yvette. Trop femme encore. Dommage.

Qui alors ? Une George Sand très belle.

Ou immédiatement le type de ce matin.

 

[sans date]

C'est vraiment curieux : tout à l'heure j'ai pris un bonbon à la menthe dans mon sac ; comme je cherchais autre chose je l'ai mis tout enrobé de papier entre mes dents. Je n'ai pu m'empêcher de mordre plusieurs fois et le bonbon était immangeable. J'en ai pris un autre. Je suis allé en plein soleil sous un arbuste et me suis mis nu sur les pierres et les herbes séchées. Les pierres brûlaient et les herbes piquaient mais j'étais bien ; du moins pendant quelques minutes.

Si peu que rien. Les autres.

J'ai parfois la nausée de l'existence des autres. Je suis partagé par le luxe d'existence de certains êtres, cela déborde, n'a plus de mesures et surtout plus de proportions. (sic).

C'est épouvantable d'exister. A quoi ça sert.

Il y a un grand duo. Je suis écoeuré à l'idée d'exister pas par influence de Sartre que je viens de terminer mais parce que ça m'a rappelé

 

Ce texte retrouvé remplace celui de la même date, incomplet, publié dans le livre LETTRES D'ALGÉRIE, page 308  

  [Mardi 16 septembre 1958, Cherchell]

Texte barré

Grâce à Dieu, je n'ai pas à voter. Ce referendum est vraiment d'une habileté renversante et comme s'en plaignent quelques hommes politiques on nous demande de répondre un seul OUI ou un seul NON à une foule de questions pour lesquelles on ne peut pas avoir la même opinion.

Puis non barré

Pauvre ? Prétentieux. Imbécile.

Tu es nul.

Tu ne seras admis nulle part.

Qu'est-ce qui t'attend ?

Affreux

Toute la vie

Personne

C'est bien affreux.

C'est bien affreux.

16 septembre 1958

[sans date]

J'ai rêvé cette nuit de tante Lelette, un rêve bien envieux. Je me retrouvais Rue Burel et tante Lélette assez transformée s'y trouvait. Elle a dû me prendre pour un ancien amant elle m'a embrassé légèrement sur la bouche.

Elle m'a parlé de Colette Mars à cause d'une fleur que je lui mettais sur sa robe et qu'elle fixait à l'aide d'une broche.


 

[Mercredi 17 septembre 1958, Cherchell]

Segura Albert, radié du peloton EOR par décision ministérielle, muté provisoirement à la CE (1) et mis à la disposition de la 10 e  Région Militaire pour une réaffectation.

C'est tout et c'est arrivé si brusquement.

Nous sortions d'Étude en 6 e Cie où nous avions travaillé la protection d'un convoi d'armes et munitions.

En passant devant la semaine Lallemand (séminariste, est de semaine) me fait signe, le visage bouleversé, d'entrer au bureau de l'Adjt de Cie. Je songe à une corvée. L'Adjudant téléphone. Lallemand s'est assis à son bureau et me fait signe à voix basse : « c'est grave ». Je suis troublé je me tourne vers l'Adjudant, J'ai l'air assez blanc. Je demande à Lallemand de quoi il s'agit. Il ne veut pas me répondre me disant que l'Adjt va me renseigner et rajoutant « c'est grave ». Je cherche en vain quelle connerie j'ai faite. Je ne trouve pas. Je regarde l'Adjudant.

« C'est vous Segura

•  oui...

•  vous êtes rayé du peloton EOR vous intégrez la CE ce soir en attendant votre mutation

•  Moi ? (je cherche quelle faute me vaut cette mesure)

Sans répondre il ouvre un dossier jaune devant lui et me montre un court entrefilet sensiblement cité ci-dessous + références.

Il continue son coup de téléphone.


J'ai demandé pourquoi mais je crois que déjà je le savais. Pourtant je suis resté. L'Adjudant une fois terminé son coup de téléphone est sorti vers le bureau du Capitaine pour lui dire quelque chose. J'ai senti qu'après ils parlaient de moi et en entrant l'Adjt m'a dit de m'habiller, que le Capitaine allait me recevoir. Il a ajouté qu'il ne savait rien et le Capitaine sans doute pas plus.

Je me suis habillé et j'ai vu le Capitaine. Il m'a dit que je devais connaître la raison (j'ai fait semblant de deviner vaguement mais pas tout de suite). Il m'a parlé de valeurs. M'a dit que ces décisions étaient prises très rarement et pas à la légère, que je pouvais me distinguer ailleurs etc...

Sans appel.

Mauvaise nuit. Réveil terrible.

Aujourd'hui j'ai beaucoup souffert. Les chaussures. Réintégrer une partie du matériel dont les bouquins.

Enfin sentir que je n'en suis plus.

Puis envisager la merde où je vais retomber et les espoirs déçus, horriblement déçus. Je ne songeais pas que le sort puisse me réserver de tels coups. Quels autres coups me guettent ?

J'ai bien souffert. De Ferry est très gentil et je crois assez atteint. C'est un peu une bombe. Stupeur. Chez moi en tout cas c'est cela. Je n'arrive pas à réaliser la chose s'est faite si vite.

C'est le fait de me sentir incapable de quoi que ce soit dans cette histoire. Ne rien pouvoir faire c'est désolant. Sentir que tout s'est passé sans moi. N'avoir aucune prise.

Sentir enfin que tous les espoirs sont à l'eau. Il n'y a plus rien à faire. Ces deux ans seront terribles. À la maison je ne serai pas revalorisé et tout à l'avenant.

La déception à la maison va être terrible. Que puis-je faire ?

Peut être si je peux tenterai-je le P2.

Enfin attendons mais je tremble. Le pire peut m'arriver.

Mercredi 17 septembre 58

Pour les dernières heures dans la chambre 129 au 2 ème étage de la 5 ème Cie.

1. Compagnie École

 

 

[sans date, probablement Mardi 23 septembre 1958, Cherchell]

  « La musique m'a été donnée pour

ne pas ( mot illisible ) de la vérité »

Nietzsche

Le thème des auditions de Septembre était un cycle de concertos. « Cycle » parce que représentatif de l'évolution cyclique de la musique occidentale. « Concertos » parce qu'il s'agit d'une forme très riche, assez connue et très agréable à écouter. La preuve en a été donnée par l'assistance nombreuse bien que souvent handicapée par les exercices de nuit.

Nous avons commencé par un concerto de Beethoven, « l'Empereur », parce qu'il se situe à peu près exactement ( sic ) à la jonction entre le classicisme et le romantisme, juste au sommet de la courbe des valeurs figuratives de l'évolution de la musique. Il s'agit d'une courbe en cloche semblable à l'évolution des langues mortes et formée sensiblement par le grégorien et la musique primitive, le classicisme (1). Un sommet incertain où l'on trouve Bach, Mozart, Beethoven, Brahms , le romantisme et enfin les grammairiens de la musique contemporaine. Du concerto « l'Empereur » de forme assez classique pour son auteur, nous sommes passés à Schumann qui caractérise le romantisme par sa sensibilité passionnée, un peu maladive et si souvent reflet de la nature. Tchaïkovski occupait la prochaine audition, la musique russe qu'il représente a joué son grand rôle au XX ème siècle. Le succès des thèmes folkloriques devient un peu une recette et déjà l'on sent le déclin. Rachmaninov enfin par son célèbre 2 ème Concerto illustrait ces « fleurs décadentes, empoisonnées » et que Cléopâtre trouvait « les plus belles ». Il aurait fallu terminer cette première partie par un concerto moderne comme celui de Hindemith (2), malheureusement les ressources de la discothèque ne mettaient à notre disposition aucun contemporain.

Résolument nous sommes remontés d'où nous étions partis pour aborder la branche classique. Le concerto pour piano en ut mineur de Mozart et le concerto pour violon en mi majeur de Bach qui sont deux sommets de la musique, ont illustré une nouvelle fois la jonction classicisme - romantisme. Enfin le concerto pour 2 violons en la mineur de Vivaldi, le concerto pour violon en la mineur de Bach et le concerto pour piano en ré majeur dit « Couronnement » de Mozart étaient les pièces classiques proposées.

C'est ce qui a fait une partie du succès des dernières auditions. D'autre part, la musique apaisée et en tout cas contenue de Bach et de Mozart représente sans doute cet apport de sensibilité dont on ressent le besoin durant le service militaire. Beaucoup d'EOR assez peu mélomanes auparavant sont assidus des auditions et viennent même s'isoler à l'auditorium plusieurs soirs par semaine. La religion, la lecture, la correspondance apportent aussi cette chaleur paisible que procure une heure de musique. Sans doute ce besoin naît du genre d'activités pratiquées à l'armée mais aussi de la promiscuité permanente qui implique un mode de vie impersonnel et très vite desséchant. La musique amène l'individu à se retrouver soi-même dans son monde au moyen du souvenir, ou par la suggestion. L'être a besoin d'un équilibre entre sa virilité et sa sensibilité, qui n'est pas la même pour tout le monde mais qui existe toujours. Il y a enfin des réalités qu'on ne découvre qu'à l'armée, contre lesquelles il faut lutter ou qu'il faut savoir ignorer, Nietzsche n'a trouvé que la musique pour réussir ce tour de force. Ces dernières auditions ont eu le bénéfice d'interprétations exceptionnelles et d'enregistrements parfaits. On soulignera ici l'événement que constitue le disque dans l'histoire de la musique.

L'honnête homme contemporain qui doit de lui-même parfaire son éducation musicale peut posséder un véritable musée imaginaire des oeuvres du monde entier. Au XX ème siècle il fallait se déplacer à travers toute l'Europe pour connaître les nouveaux compositeurs, les nouvelles oeuvres et les nouveaux interprètes, ou, ce qui était plus coûteux encore, les faire venir. La musique était alors un bénéfice de cour. De nos jours tout cela est à la portée de quiconque et dans les meilleures conditions ; tous les concerts m'étaient donnés par des interprètes hors classe.

23 sept 58

La musique occidentale serait-elle une langue morte ?

De la musique après toute chose.

Besoin d'intellectualisation (état futur)

Besoin de musique (effort physique)

Grande musique --> musique classique :

Pourquoi ?

•  les grands romantiques (Goethe, Hugo)

•  Beethoven

•  Les classiques

Ridicule d'essayer à l'envers : il s'agit de 3 pièces d'enfilade dont le seul moyen de les pénétrer est l'ouverture pratiquée dans la première.

 

 

1. Voir dessin, ci-contre

 

2. Paul Hindemith (1895- 1963) : compositeur, chef d'orchestre, violoniste et théoricien né en Allemagne considéré comme l'un des quatre fondateurs du modernisme avec Arnold Schoenberg, Igor Stravinsky et Béla Bartók

 

En littérature Goethe sans doute

En musique on serait tenté de dire Beethoven mais il penche déjà beaucoup sur le versant romantique. De même Bach et Mozart penchent un peu sur l'autre versant. (#)

Courbe naturellement loin d'être rigoureuse car il y a des traits de génie à toutes les époques. On peut simplement penser que ceux qui sont les plus près du sommet représentent les grands événements de la musique.

On perçoit très bien le sens décadent de la musique romantique qui correspond au sens chronologique.

Que penser des modernes : ce sont les grammairiens. Certains ont du génie mais ils ne bénéficient pas de la profondeur psychologique de Beethoven, Bach, Mozart ou Brahms. (X)

De la musique avant toute chose.

 


( les notes suivantes apparaissent comme des compléments au texte ci-dessus : se référer aux symboles employés * # X )

* La grammaire n'a jamais touché la masse :

Le romantisme constitue le mode d'expression le plus direct, le plus accessible donc le plus populaire. Il s'adresse à des sentiments comme l'amour dont chacun aime un jour trouver l'écho.

# Boutade du père fils et St esprit

X Une fois connue dans son ensemble, on doit fouiller la musique pour découvrir ses sommets qui peuvent être tant romantiques que classiques, tant primitifs que fruits d'une grammaire rigoureuse alors ne plus s'efforcer de comparer les oeuvres entre elles mais plutôt constater la perfection qu'elles constituent à l'intérieur de leur propre catégorie et de leur propre mode d'expression.

Le problème s'est posé de savoir si l'on pouvait postuler sur la connaissance globale de la musique par les EOR et leur présenter certains de ces sommets ou bien, au contraire leur faire découvrir la musique dans son évolution.

Nous avons opté pour la deuxième solution partant de ce fait que beaucoup d'EOR à peine initiés viennent aux auditions musicales pour parfaire leur culture. Quant aux autres, les efforts physiques accomplis incessamment dans notre bonne École les inclinent plutôt à venir écouter les oeuvres connues et appréciées pour se détendre et oublier.

Néanmoins nous avons commandé une série de disques dans lesquels se trouvent certains chefs-d'oeuvre qui enrichiront la discothèque de la salle d'information. Ils restent à la disposition des EOR reposés désireux de compléter leur culture musicale.

Pour terminer nous dirons que la musique peut être l'instrument d'une massification ou au contraire une arme pour l'éviter. Nietzsche qui le savait bien écrivait que les seules musiques valables étaient celles d'Offenbach et de Bizet, pensant exactement le contraire(*) ; elle invite à la réflexion et réveille un certain nombre de sentiments incompatibles avec l'esprit de masse parce que typiquement individuels.

* Sa volonté de destruction des individualités sinon des êtres lui faisait craindre les musiques de Schumann, de Beethoven qui révèlent l'existence d'une personnalité en chacun de nous avec ses problèmes, ses passions, ses tourments, ou la musique de Bach qui suscite les grands idéaux comme Dieu, la Beauté, la Mort. « Il me faut le ciel bleu de la Méditerranée » disait-il c'est-à-dire la joie de vivre de Bizet, sans problème et personnelle.

Comme on nous l'a dit, la culture est un moyen d'échapper à l'emprise des systèmes psychologiques d'influencer sur le subconscient la musique est une forme primordiale de la culture.

Alors le plus sûr moyen de se retrouver soi-même : de la musique après toute chose.


 

[Composition de lettre, sans date]

(en gras à l'encre rouge)                   André Segura (en travers)

                                             Bonjour

(à l'encre bleue)

En ce moment ma tête est affreusement vide. Je souffre d'un point douloureux au côté qui peut être un point de pleurite ; comme les cordonniers sont les plus mal chaussés, je n'ai pas réussi à obtenir un diagnostic du médecin   mais maintenant je souffre trop.

Je suis toujours sans nouvelle de toi et pense le devoir à l'excellence de l'enseignement de notre bonne école ; pourtant si tu pouvais voler une minute pour me griffonner quelques lignes cela me serait d'un grand agrément. Je ne m'ennuie pas mais ici personne, absolument personne n'est susceptible de répondre à une conversation digne de ce nom. Je manque beaucoup d'interlocuteur et sans leur demander la correspondance à laquelle nous étions parvenus, aucun ne me satisfait.

(et en gras à l'encre rouge)

Évidemment chaque jour te signifie un peu plus (illisible) et les esprits doivent particulièrement chauffer.

La Barbe

(Dessin)                                  Vive moi                                                                   

Salut (en travers)

           ________________

Pour toujours seul       

 

[Dimanche 26 octobre 1958, Constantine]

Il m'importait de savoir exactement ce qu'elle pensait de moi. Il était si drôle de sentir une douceur et une colère à la fois dans sa lettre. Claude très malade, bien sûr je devais m'en douter. Quelle curieuse existence que la mienne depuis toujours les choses étranges m'arrivent sans interruption.

Bernadette était aussi de ces choses. Il faudra trouver de nouvelles ( mot illisible ).

Une nouvelle fois je repense à Yves. Combien de lettres aurai-je commencé pour lui ? Combien de fois et pourquoi ? Ce garçon était bien extraordinaire. Claudine aussi.

Que va penser, que va faire Madame C. ? Sans doute brûler la lettre comme les précédentes, peut-être après l'avoir lue, certainement sans y répondre. J'aimerais savoir si c'est elle qui a ma photo en para ou si elle l'a brûlée ou encore si Claude l'a. Vraiment si elle l'a vue je suis content car elle ne se fera pas une fausse idée de moi ou plutôt si mais à mon avantage. À moins que je ne lui en ai pas envoyée et que seule Bernadette en ait. Je ne le saurais sans doute jamais. Aurai-je un jour des nouvelles de Bernadette ? De Claude sans doute plus jamais. Sa carte date d'après mes premières lettres et prouve qu'elle n'en a reçu aucune. Cette nervosité dans l'écriture aurait dû me mettre la puce à l'oreille. C'est curieux quand même cette dépression brutale et si grave alors que rien ne (le) laissait supposer lors de notre dernière entrevue. Sa mère doit avoir pourtant un portrait favorable de moi par sa fille. Elle me hait bien sûr parce que j'ai rendu malade son enfant et les quelques lettres qu'elle aura lues ne l'auront peut-être pas édifié.

Ma foi tant pis. Attendons.

Albert Segura

Dimanche 26 octobre

( à la suite )

Ce stylo me déplaît mais il n'écrit pas mal. Un peu pointu. Il faut que je m'achète quelque chose de bien.

Particulièrement

Je n'aime pas l'encre bleue-noire.

 

 

 

[Mercredi 29 octobre 1958, Constantine]

A la Cafétéria le Mercredi 29 octobre

Je suis bien, très bien. La musique comme j'aime rempli le petit salon. Un jeune couple assez fat mais élégant ne dépare pas le décor. Je songe aux moments parfaits de Simone de Beauvoir ou plus exactement d'Annie dans La Nausée . Dimanche dernier j'ai déjà eu cette impression surtout avec Jacqueline François qui chantait Les Mots d'amour et la chanteuse du Casino : Magali Vincent, assez Annabel qui chantait Ce jour de Françoise Sagan. Il faudra que j'achète cette chanson par Greco si l'enregistrement me convient comme rythme. Heureusement que j'ai ça pour me sauver.

Brusquement me revoilà à Cherchell chez La Veuve, on y joue Esmeralda de Bennet. Comme c'est loin, comme c'était moche. Il manquait une « cafétéria » !

Comment se fait-il qu'il y en ait si peu ici ? Ou bien ils ne sortent pas, ou pas ici. Je voudrais savoir.

En entrant la première fois j'avais l'impression pénible de la réalité de la chose, celle que peut procurer la vision d'un gars comme le propriétaire. Et puis l'étroitesse du local m'avait fait songer à une lamentable tentative de réussite de la part d'un triste individu - triste n'est pas le mot, pauvre peut-être plus - Puis brusquement j'ai compris l'importance de la maison avec le nombre de serveurs, les salons du premier et une fois de plus je l'ai jugé à sa juste valeur : folle peut-être mais grand homme d'affaire (Charley).

Dire qu'en souriant je le prenais pour un débutant, à son tremblement. Je t'en fiche tiens. Maintenant je l'imagine donnant des ordres sans perdre ses manières mais avec autorité. Ce matin je pensais qu'il avait sans doute dressé ses garçons. C'est Dimanche que j'ai pris conscience de ce que c'était. Dommage qu'il n'y ait pas une élite.

Ah Jacqueline François.

Toute l'élite viendrait ici, il n'y a que ça. Heureusement que ces médiocres n'aiment pas ce genre. Je vais penser qu'il n'y a pas un intellectuel dans tout Constantine, pas un homme valable. La lumière devrait être changée. On ne fait plus les éclairages indirects vers le plafond. De la canisse tout autour et une ou deux belles gravures, de l'alcool enfin.

Je suis bien

a.s.

[Dimanche 14 décembre 1958]

Même avec la meilleure volonté du monde je n'ai pas envie d'écrire. Je ne sais pas pourquoi. Je m'étais promis de griffonner quelques lignes à Claude (1) pour le remercier et lui souhaiter son anniversaire mais je n'en suis même pas capable. J'ai dû sortir aujourd'hui sans me raser car l'électricité était coupée. Je ne vais pas tarder à rentrer. Je suis de toutes façons fatigué et une ou deux heures de repos me feront le plus grand bien. Enfin peut-être qu'une fois dans ma chambre j'arriverai à écrire.

En vérité ma tête bourdonne en ce moment, j'ai l'impression que j'ai des tas de choses à dire mais je n'ai pas le courage de prendre la plume une bonne fois.

En ce moment je suis travaillé, tourmenté. Il faudrait que je sois pleinement satisfait. Mais alors je sais bien qu'abrité par la félicité je ne songerai plus à rien. Ce qui me rend malade c'est de voir tant de choses merveilleuses qui se perdent ainsi partout. Encore et encore ! Je commence même à faire des bêtises, attention ! Mes besoins sont de plus en plus pressants. Juste en face de moi, debout au comptoir, une vieille fille suçotte quelque chose ; elle semble elle aussi aux affûts. Cela doit être terrible au bout d'un certain temps, pour celles au moins qui savent ce que c'est. Oh et puis les autres l'imaginent et c'est pire. Quelles nuits doivent-elles passer parfois. B. me disait combien cela l'obsédait, la rendait malade de temps à autre. Elles se jettent sur l'élu et s'en sortent, s'en inondent au maximum, au grand ébahissement et au grand plaisir aussi de celui-ci. Comme vite elles viennent à satiété, elles en veulent même à celui qui les a vues ainsi se défouler et c'est le commencement de la fin. Mais au début elles sont esclaves de cela, elles en veulent encore et encore. Cela les rend malades. Suffit.

Elle semble insister beaucoup et a quitté le comptoir pour une table, tout près. Peu m'importe et surtout en ce moment. Tu n'es pas assez riche pour moi. Cela seul pourrait te réévaluer à mes yeux. J'ai envie d'un égal, peut-être même d'un supérieur à certains points de vue du moins. Page scandaleuse. Page qui me coûtera peut-être très cher un jour. J'ai envie, en ce moment, j'ai terriblement envie. Quelqu'un de très beau, particulièrement. Une très belle chose vient d'entrer et s'installer en face de moi. C'est autochtone ce me semble et qui signifie exactement doté de ce que je désire. Encore une fois suffit.

Je vais sortir faire un tour. Peut-être trouverai-je quelque chose pour boire.

Dimanche 14 décembre 1958

1. Claude Aziza, ami d'enfance d'André, est né en décembre 1934

[Composition de lettre pour Yvette Rr, sans date]

( André a eu avec Yvette Rr une relation sentimentale avant son départ à l'armée - note de JS )

D'abord je t'aime, ensuite je meurs loin de toi. Tu m'aimes aussi j'en suis sûr et nous vivons l'éternité à puiser notre souffle dans le regard de l'autre. Pourquoi nous épuiser à lutter pour survivre loin toi de moi.

Je rêvais tout à l'heure, allongé sur mon lit, souffrant de cet horrible point qui ne me lâche pas, je rêvais à notre salle de danse, chez nous et tu dansais avec moi - des choses très différentes. Comment pourrais-je danser avec cette douleur ininterrompue. Pourtant je te sentais blottie contre ma poitrine, toute frêle et frémissante. Avec ton sourire tu venais me passer les bras autour du cou.

Be bop j'ai envie de danser, de bien danser comme seuls nous dansons ensemble.

Pourquoi t'es-tu mariée tu ne cesse de le regretter maintenant. Bien sûr il était pilote d'essai, je suis bien parachutiste. Tu es idiote, il n'y a rien dans la tête de ton petit L. tu vas si vite t'ennuyer avec lui. Tu t'ennuies déjà. Tant pis pour toi. Mais rien n'est perdu, tu m'attendras dans notre appartement et nous vivrons ce qui nous reste ensemble, et les Dieux n'auront qu'à se cacher de pâleur devant la force de notre amour.

André Segura