Jean SEGURA                                                                                    

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ANDRÉ ALBERT SEGURA (1937-1959) : INÉDITS (Suite : 2e partie)

« LETTRES D'ALGÉRIE, André Segura, la guerre d'un appelé » a été publié en mars 2004 par les Editions Nicolas Philippe. Pour des raisons, tant économiques qu'éditoriales, certaines lettres et quelques textes en annexes ont été écartés ou amputés de certaines parties par l'éditeur au moment du bon à tirer.

Nous reprenons à partir d'une lettre non datée, probablement écrite le lundi 29 septembre d'Alger, et le mardi 30 septembre 1958, dans le train Alger - Constantine.

Jean SEGURA

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André Segura (à droite) avec un ami à Paris, 1956-57

 

[Lettre non datée, probablement lundi 29 septembre, Alger, et mardi 30 septembre 1958, dans le train Alger / Constantine]

Je suis dans cette « Cafétéria » d'Alger où nous fûmes ensemble il y a quelques années (Voir note) (1) . Mon départ ce matin a été sans histoire. Nous avons rejoint Alger en camionnette et j'avais bien mal au coeur.

Heureusement à peine arrivés à la gare, on m'a laissé et je suis libre jusqu'à demain. J'ai trouvé une petite chambre à 5 minutes et j'ai laissé ma grosse valise à la consigne. Puis je me suis promené le long de la rue d'Isly, la rue Michelet, la rue Richelieu, la rue Clauzel, la rue Denfert-Rochereau, l'avenue Hoche etc. J'avais perdu l'adresse de la demoiselle Otavis qui doit, d'après l'annuaire s'appeler Ottavi (2) et que je n'arrive pas à atteindre, son téléphone étant dérangé. Tant pis !

Je reprends ma lettre dans le train.

J'ai trouvé dans l'annuaire 2 Ottavi : Charlotte et Lydia. J'ai pris au hasard et comme je vous l'ai dit plus haut le numéro était dérangé. M'armant de courage je suis allé sur place et j'ai prudemment interrogé la concierge. La demoiselle en question est actuellement en France et n'a pas passé de vacances en Corse. Résolument je suis allé à la seconde adresse : 5 rue Lulli et ne trouvant pas de concierge j'ai interpellé le premier locataire qui est entré. Il ne croyait pas que la jeune fille ait passé des vacances en Corse, cependant elle était corse et son frère militaire. Il ne m'en fallait pas plus, c'était elle. Je suis monté : personne.

Tant pis, je téléphonerai plus tard. Maintenant, j'avais dans la tête de prendre une glace au Novelty et je ne me la suis pas refusée. C'était merveilleux. Les arbres de la place d'Isly me faisaient penser à ceux de Saint-Sulpice ou de je ne sais où. Des jeunes femmes très élégantes détournaient sans cesse mes regards. Je ne pensais plus à rien, je ne savais d'où je venais, je savais où j'allais, j'étais bien.

Auparavant j'avais passé quelques heures dans ma petite chambre d'hôtel toute bête mais si agréable. Des heures à remuer les meubles, à étaler mes affaires, à me laver, à laver un peu de linge de corps, à m'occuper de moi.

- Tiens je vais m'asseoir là ! ... Oh ! et puis non tiens là, et puis la table serait mieux un peu plus comme ça, et puis les livres là, et puis et puis... Quel plaisir que de ne penser à rien qu'à son bien être. Pour la première fois depuis bien longtemps je me suis vue dans une grande glace. J'ai bien maigri (58 kg) et je suis ridicule avec ma tête et mes avant-bras bronzés et le reste blanc.

Le soir comme je me l'étais promis je suis allé dans un grand restaurant le Grill-room au bas de l'avenue Laferrière pas très loin de la grande poste.

Maître d'hôtel et 3 serveurs, une desserte à proximité de ma jolie table ronde près d'une verrière ayant vue sur la mer. Repas excellent un peu copieux arrosé d'un vin exquis. J'en ai eu pour 1500 frs mais au diable l'avarice, je pars peut-être pour plusieurs mois sur leur piton inhospitalier à souhait, pourquoi me priver ?

Maintenant je roule vers un sort peu enviable. Tous les gens qui m'en parlent n'ont pas le sourire et pour me mettre dans le bain on m'a montré un livre sur les atrocités du FLN. C'est un recueil de photographies épouvantables publiées par les bureaux de renseignement d'Alger et à diffusion restreinte sinon interdite.

À Dieu va !

André Segura

Dans le train Alger Constantine

 

1. Allusion au voyage de 1954, voir lettre du 1 er Juillet 1958 à bord du Kairouan

2. Personne non identifiée

 

 

Cette lettre remplace celle de la même date, incomplète, publiée dans le livre LETTRES D'ALGÉRIE, pages 177-178

 

[Jeudi 2 octobre 1958, Constantine (1)]

J'étais en train de relire la nouvelle constitution (2), désespéré d'être toujours sans nouvelles quand on m'a remis la lettre de papa. Je réponds tout de suite, affolé par les dernières lignes que je viens de lire. Même en réfléchissant, c'est une bêtise je pense de couper court à l'éducation de Jean et quand vous me citez Yvette (3) cela en est une preuve : la pauvre fille a un mal fou à rattraper son retard de culture générale et ne peut se débarrasser de son esprit primaire et méthodique dépourvu de toute personnalité. Jean se mordrait éternellement les doigts s'il lui manquait les lettres et les arts. D'autre part et le cas est ici différent de celui d'Yvette qui étant une fille garde toujours sa sensibilité, un garçon devient un voyou sans aucune finesse ni distinction. Je crains que votre décision ne mène à un échec surtout avec une nature comme Jean qui a tant besoin d'un apport littéraire. Pour ma part le latin et le grec me manquent beaucoup au point que j'ai conçu le projet de les apprendre.

Le tempérament français est analytique contrairement au tempérament germanique qui est synthétique ; l'enseignement technique pour analytique qu'il soit manque de cette nuance qui fait un bel esprit en suscitant son jugement, son goût. Rien de tel finalement pour former un être fin et cultivé qu'un bon enseignement catholique (4) libre tel qu'en pratiquent les jésuites par exemple. Les humanités faites dans un lycée aussi sont excellentes lorsqu'elles agissent sur un esprit intelligent, de plus l'apport d'une école privée peut être remplacé par une surveillance familiale. L'important dans l'éducation ce n'est pas tant ce qu'on apprend que la formation du jugement et du goût : c'est très délicat.

Faites ce que vous voulez mais je pense que c'est une erreur, exemple encore, Yvette qui médiocrement s'en tire par son seul travail et n'émet des jugements que déjà entendus ou lus, quant à un goût ou des idées personnelles intéressantes, elle en est dépourvue : bien sûr, elle est romantique comme toute jeune fille même à peine titulaire du certificat d'études. Demandez-lui seulement pourquoi elle est croyante, elle vous répondra peut-être qu'elle ne l'est pas, par snobisme, mais si elle vous répond affirmativement, ce sera appuyé sur des mesquineries et non sur le fait que c'est là la seule façon d'expliquer la métaphysique et que la négation de Dieu mène à un chaos affolant au point que Nietzsche est mort aliéné. Elle ne saura même pas vous expliquer l'évolution cyclique de l'histoire comme l'a conçu Hegel (5). Ce sont pourtant choses que « l'honnête homme » ayant derrière lui une culture littéraire et philosophique comme elle en a une ne doit pas ignorer et surtout - car elle ne les ignore pas - ne pas avoir comprises. Un test : « Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement ... » et non dans un flot de mots savants susceptibles d'étourdir l'interlocuteur. J'en ai fini pour ce chapitre.

Jamais le besoin de votre pensée ne m'a plus hanté depuis quelques mois. C'est une nécessité pour moi de sentir que je compte pour quelqu'un que j'aime et l'exigence un peu totalitaire que je vous témoigne n'en est que le fruit : il faut me pardonner. Pourtant je suis un peu déçu et triste de voir que maman qui avait acheté tout exprès du papier à lettre ne s'en sert plus.

Pour Mademoiselle Ottavi, je ne m'étais pas trompé et c'est bien l'adresse que j'avais découverte. Désormais je n'aurais plus l'occasion d'aller à Alger et elle m'est superflue.

Enfin je n'ai toujours pas reçu le 3 ème mandat de 4500 frs : il est arrivé à Cherchell vendredi dernier et me parviendra ici dans le courant de la semaine. Pour les colis, je vous ai dressé une liste dans une précédente lettre et vous en parle dans ma dernière - slips - pyjama - socquettes beiges et surtout livres.

Je suis seul à l'infirmerie en ce moment, le médecin étant en opération depuis samedi dernier. Quel calme, quel repos, quel bonheur. Je suis indépendant, je me couche quand je veux, j'ai la radio pour me distraire en plus de mes quelques bouquins.

Pourvu que cela dure.

Baisers

André Segura

Ce mardi 2 octobre 1958 (6)

1. Du 2 au 5 octobre 1958, 4 ème voyage de de Gaulle en Algérie, le 3 octobre, discours de Constantine : un programme de rénovation économique et sociale.

2. Dans la nouvelle constitution, le statut de l'Algérie n'est pas fixé.

3. Une cousine

4. Barré dans le texte

5. Selon Hegel, l'histoire va vers un développement de la rationalité, de la morale et de la liberté. Leçons sur la philosophie de l'histoire (posthume)

6. Encore une erreur : le 2 octobre 1958 était un jeudi

 

[Lettre adressée à Mademoiselle Claude de K. retournée avec lettre de Madame P. C. (1) , Vendredi 10 octobre 1958, Constantine]

Amertume, je ne sais pas si c'est de la mélancolie ou déjà de la neurasthénie. J'aimerai avoir au moins reçu mes lettres en retour. C'était pourtant toi qui voulais que nous fussions amis, que nous ne cessions pas de puiser de la joie sinon de la vie dans le contact l'un de l'autre, et cela devait durer bien longtemps. J'ai tenté tant de fois de te verser mes sourires et mes pleurs que j'en ai honte un peu. Tu dois aussi avoir honte de ton silence. Je croyais bien tout fini or je ne sais si j'en avais peur ou si j'en étais soulagé ; toujours est-il qu'une immense joie me gagnait à l'idée de ne pas t'avoir perdue puisque guère plus rien ne nous empêchait de nous serrer la main l'un de l'autre, le regard confondu et de nous chanter sur ce ton qui nous était commun les merveilles qui nous entouraient et de fondre certaines de nos joies et de et de ...

Bernadette aussi m'a abandonné, par obligation sans doute mais pour mon plus grand désespoir. Comme je l'aimais, comme je sentais qu'elle me comprenait. Ma nature malsaine l'a peut-être un peu effrayé mais aussi charmé. Cléopâtre disait des fleurs décadentes : « ce sont des fleurs empoisonnées mais ce sont les plus belles ».

Le sort a joué contre moi. J'étais parti pour être officier or on ne l'a pas voulu au grand regret de mes chefs qui pensaient faire de moi un des bons sortants. Mais on n'a pas voulu, un télégramme du ministère sans motif est venu mettre fin à mes aspirations. Désespéré j'ai cru mourir d'humiliation et de dépit. Aussi je ne savais plus quel serait mon avenir et j'étais la proie de l'administration des armées et en but aux hasards les plus défavorables.

Par une chance inespérée je me retrouve secrétaire d'infirmerie à Constantine, doté d'une liberté presque totale, couchant et vivant seul dans une petite maison. Je m'entends à merveille avec le médecin et les commandants du bataillon. Je vais à coup sûr me trouver sous-officier sinon officier d'ici peu.

Mais l'ombrage de l'oubli dans lequel je suis tombé pour toi et pour quelques autres privilégiés à qui je consentais ma correspondance. Claude, tu es sans doute mécontente de sentir comme j'insiste mais j'ai besoin d'un peu de toi comme tu as toujours besoin d'un peu de moi. Ce n'est pas par égoïsme que je m'humilie à réitérer mes plaintes et mes douleurs auprès de toi, c'est parce qu'il est des choses et des êtres qui puisent la vie les uns dans les autres et qu'il ne faut pas les empêcher. L'existence est difficile parce que fruit d'insatisfaction. L'orgueil humain est sans limites mais aussi pourquoi ne jouirait-il pas de la grande mesure de ses possibilités. Comme je voudrais que tu me comprennes dans ces lignes un peu obscures mais que je ne saurai démanteler.

Pense à moi et vis (Voir note) (2).

André Segura

10 - 10 - 58

1. Lettre de Mme C. (xxx rue Verte, Rouen) datée du 13 octobre : « Monsieur, je vous retourne votre lettre, et si je ne vous ai pas retourné les précédentes c'est qu'il n'y avait pas d'adresse. Je les ai simplement brûlées. Claude est depuis des mois très malade. Elle est en clinique depuis septembre et se remet lentement d'une grave dépression nerveuse. Je vous crois suffisamment sensible et intelligent pour comprendre que vos théories et votre prose sont un danger pour elle et c'est sur ordre du médecin que vos lettres ne lui sont pas remises. Vous devez imaginer ce que vos étranges relations avec elle ont pu avoir comme effet sur une fille de 18 ans, hypersensible, complexée et au bord d'une névrose. Elle doit être sauvée, ce qui sera très long et très difficile, et si votre sentiment, n'était pas trop égocentrique vous comprendrez que vous devez disparaître de sa vie. Je vous demande donc seulement le silence. Et vous en remercie. S. C.

2. Voir également texte en annexe daté du 27 octobre 1958

 

[Mercredi 29 octobre 1958, Constantine]

C'est bien mauvais mais je n'ai rien d'autre. Quand vous m'aurez envoyé l'appareil photo peut-être pourrai-je vous satisfaire un peu mieux. Elles sont prises autour de l'infirmerie et la fenêtre que l'on voit est celle de la chambre du médecin.

Mes bottes de cuir seront prêtes pour la fin de la semaine. Aujourd'hui je suis allé me faire faire une paire de lunettes en ville car je ne peux plus rester ainsi. J'en ai eu pour 5000 francs entre les verres, la monture (en écaille ou simili, noire) dans le genre dans (mot illisible) . Je n'ai pu prendre des verres fumés cela doublait le prix. Je les aurai demain.

J'ai reçu ce curieux feuillet et n'ai pas réussi à en découvrir l'auteur. Certaines phrases sont réussies mais l'ensemble relève un peu trop de la prétention dissimulée et « modeste » doublé de certaines graves fautes de goût. Néanmoins cela m'a fait plaisir de lire une page recherchée et sortant de l'ordinaire. Il s'agit de quelqu'un de plus très jeune et qui joue mal le rôle des grands maîtres parvenus au sommet de leur gloire. Ce n'est pas assez orgueilleux pour être de Salvador Dali mais cela y ressemble presque. La chose la plus difficile quand on écrit c'est de parler de soi avec le ton juste. L'auteur ici n'y est pas arrivé feignant une candeur et une naïveté qu'il ne doit plus avoir depuis longtemps. Méfiez-vous de cette fausse poésie qui ne sait calquer que le tour de phrase et quelques expressions mais qui n'est pas intrinsèquement inspirée. Il y a trop de gens qui lorsqu'ils écrivent veulent toujours que ce soit du très bon Verlaine ou de l'excellent Chateaubriand or on ne fait pas de la poésie à toute heure et sur commande. Les réels artistes ne sont pas toujours émetteurs, ils sont le plus souvent éteints et vides au profit de leurs moments d'inspiration.

Je reprends ma lettre le lendemain dans cette petite cafétéria dont je vous ai parlé, devant un thé et deux tartelettes aux pommes ; je porte sur le nez mes nouvelles lunettes que je trouve très bien. Successivement je viens de rencontrer Mady Sebbah à qui je n'ai pas osé adressé la parole et Mady Zerbib (la fille de Jules) que j'ai, elle, osé aborder. Elle a mis un temps pour me reconnaître mais toujours aussi gentille m'a dit d'aller la voir au magasin. Elle m'a dit aussi ne plus travailler avec son père ou très peu ; son frère avait été réformé. Je passerai les voir un jour prochain mais ne veux surtout pas leur imposer de m'inviter.

Avant-hier une bombe a causé deux morts et trois blessés dans le centre de la ville ; la sécurité est toute relative bien que permanente : je suis passé sur les lieux 1/4 d'heure après, j'allais acheter une lotion « Aftershave » d'ailleurs excellente de Arden for men . Le médecin - aspirant est parti ce matin. Le nouveau médecin, lieutenant, n'est pas si antipathique que cela. Il a fait un an de légion et possède deux ou trois merveilleuses roses des sables.

La musique est douce, les gens qui m'entourent sont élégants, je suis bien (Voir note) (1).

André Segura

Mercredi 29 octobre

1. Voir aussi texte en annexe écrit à la Cafétéria le même jour

 

[Vendredi 5 décembre 1958, Constantine]

Et puis voilà qu'à nouveau je dois prendre la garde. Les choses se gâtent. Au téléphone j'ai tenté de protester, je ne sais pas ce que cela donnera. En tous cas mes espoirs de tranquillité s'envolent. La garde est une chose pénible parce qu'elle attente au sommeil. Tous les types qui prennent la garde ici peuvent se reposer après tandis que moi cela m'est impossible, couchant dans l'infirmerie. La dernière fois c'était Dimanche et tout mon week-end a été gâté. Cette fois-ci c'est Samedi et la nuit de Samedi à Dimanche, mon week-end va encore être gâté : j'en ai marre.

Tout à l'heure au téléphone, j'ai eu une prise de bec avec un sinistre Adjudant-chef qui se permet de me faire des réflexions sur la lenteur de mon travail alors que voilà deux mois je lui ai demandé quelques papiers urgents, et je les attends toujours. Après lui avoir cloué le bec j'ai raccroché. Je m'attendais à de sévères remontrances du Capitaine Major mais rien et comme par hasard je suis de garde demain. Déjà Samedi dernier j'avais eu un accrochage avec lui, le lendemain, j'étais de garde. En vérité c'est un minus hargneux qui ne me pardonne pas de m'avoir pris un jour pour le médecin lieutenant et de s'être présenté à moi comme un inférieur, qu'il est. Au téléphone cet après-midi, quand je l'engueulais, il riait, par contenance sans doute ; j'ai raccroché sur son rire.

Parlons d'autres choses : je suis allé voir Les OEufs de l'Autruche (1). Avez-vous vu cette pièce ou le film qui en a été tiré ? Je vous demande expressément de ne pas le manquer sinon - je n'en dis pas plus. Simplement, mis à part le sujet, l'interprétation en est brillante par Fresnay, Simone Renant, Marguerite Pierry, André Roussin lui-même, Mady Berry, Yoko Tani et je ne sais plus qui encore ; tous très bons. Quand aux dialogues ils sont vivement menés et c'est de ces films dont on appréhende la fin ; celle-ci, d'une excellente discrétion et à la mesure de ce film plein de tact est sinon inattendue, du moins surprenante. Pour des esprits grossiers elle est même décevante, mais pour eux seulement.

Je m'efforce en vain de parler de choses et d'autres mais je ne peux pas, je suis trop mécontent.

Bonsoir.

André Segura

Vendredi 5 Décembre

1. Film de Denys de la Pelletière, 1957, d'après le roman d'André Roussin

[Mercredi 17 décembre 1958, Constantine]

Finalement je suis terriblement vexé de la solution que vous avez donnée de mon échec aux EOR. D'abord ce n'est pas un échec - j'y pense parce qu'Yvette m'en parle dans une récente lettre - car ce n'est pas pour une incapacité quelconque que je suis 2ème classe mais pour tout autre chose. Enfin c'est encore un sujet d'humiliation : je m'en moque. Quand je pense que tous mes camarades sont maintenant en vacances dans leurs familles, leur barrette sur l'épaule, cela me fait rager.

Avis aux gens qui veulent m'envoyer quelque chose d'autre que de l'argent (...) je ne désire que des livres. En complément de la liste que vous ai envoyée vous pouvez inscrire : Françoise Mallet-Joris Le Rempart des Béguines et L'Empire céleste , Christiane Rochefort Le Repos du Guerrier , Jean Donassot La Gana . Et puis Kant, Freud, Jung, Marx, Engels, Hegel et Proust. Les Sonnets de Shakespeare etc. Camus La Peste , L'Étranger , Claudel Le Soulier de Satin , Baudelaire Poèmes en prose , Rimbaud, Marivaux Théâtre , Beaumarchais, Wilde, Lord Byron, Shelley, Keats, que sais-je encore ? Des livres, des livres, beaucoup de livres, c'est ce qui me sauve ici.

Vous allez penser que j'exagère mais réparti jusqu'à la fin de mon service cela fait peu. En ce moment Nietzsche m'enchante : j'y ai trouvé mention d'un "homme noble" en opposition à "l'homme bon" qui m'a comblé d'aise. L'homme noble serait celui qui désire créer des vertus nouvelles et l'homme bon celui qui veut que l'ancien dure. Et puis cette dénomination correspond à un état de fait : je crois l'homme moderne doté d'une certaine noblesse intrinsèque contrastant avec beaucoup de mesquinerie et de bassesse qui lui sont aussi propres. Elle correspond également à une aspiration, la bourgeoisie toute à l'honneur depuis un siècle perd considérablement de son éclat au profit de la grande noblesse. L'homme qui pense actuellement pense noble. J'aimerais trouver toutes les vertus de la noblesse et les restituer dans l'individu contemporain. L'Essai par lui-même est une forme d'écriture riche et rébarbative mais c'est la seule forme encore possible comme mon ami Bertrand me l'avait dit autrefois ; en effet comment oser écrire un pur roman après Stendhal ou Proust. L'idéal est de déguiser un essai derrière un récit comme le fait si admirablement Sagan.

La personne que je connaissais dans la troupe du CRAD et qui a joué dans La Nuit des Rois vient de publier un article dans un journal régional - ça fait drôle. Il s'agit d'un camarade de travail d'Alain Chaudier - maman connaît. Pourtant je crois que je vais perdre son adresse. Simone Mensaud, cette vieille « théâtreuse » dont j'avais parlée à maman en son temps s'inquiète beaucoup de mon sort paraît-il. Ce garçon est le deuxième à m'en parler après le propre amant de ladite Simone que j'ai tout aussi fortuitement rencontré, sous l'habit militaire par contre. Il est officier à Batna (1).

La belle-fille de la convoyeuse Simone que j'avais connue à Mont-de-Marsan m'écrit de Tébessa pour m'inviter à passer un week-end en sa compagnie. Je n'irai pas.

André Segura

Ce Mercredi 17 Décembre

1. Point d'appui militaire de la colonisation établi en 1844, Batna est située à 120 km au Sud de Constantine, 117 km au Nord-Est de Biskra.

[Dimanche 21 décembre 1958, Constantine]

Il fait ma foi un joli soleil pour une fin décembre et toutes les portes sont ouvertes. Je suis assis dehors face à l'entrée du quartier que je dois surveiller. Je suis de garde et chef de poste, j'ai installé ma table dehors, au soleil et je vous écris, un peu somnolent de ma courte nuit et de cette molle journée. Noël approche, on ne s'en aperçoit absolument pas.

Voilà que maintenant il est fortement question de dissoudre le bataillon pour le début de l'année, fin février au plus tard. Que va-t-il advenir de nous ? Je ne m'inquiète plus dorénavant et quoiqu'il arrive peu importe. Quand je songe à quelques-uns de mes camarades de la 3ème compagnie qui sont maintenant dans des postes à 3 isolés, à 10 kms de la première habitation, au fond d'une pauvre piste où l'on vient les voir une fois par semaine quand le terrain n'est pas trop bourbeux. Ils ont pour se défendre 1 mitraillette et 2 fusils, c'est tout . Des postes importants (15 ou 16) se sont fait harceler il y a quelques jours pendant 4 heures, ils n'avaient bientôt plus de munitions : c'est ahurissant. On vient assassiner les gens à 50 m du poste et ils ne s'aperçoivent de la présence de l'ennemi que lorsqu'il est déjà dans les barbelés. Voilà peut-être ce qui m'attend d'ici peu. Je suis de garde aujourd'hui dimanche et comme nous prenons le tour tous les 4 jours je le serai le jour de Noël, peu m'importe, quelle différence y a-t-il ici entre Noël et un jour quelconque de la semaine.

Juste comme je vous envoyais ma dernière lettre demandant énormément de livres, la lettre de Papa arrivait me rappelant à l'ordre à ce sujet. Encore une fois, ceci est à suggérer aux éventuelles générosités. Pour ce qui est de la bibliothèque, je compte m'en occuper activement une fois terminés les quelques bouquins que j'ai ici et que je n'ai pas encore lus.

Pour les enfants, j'espère que vous vous occupez de les faire lire. Alain doit maintenant s'intéresser aux expéditions, aux aventures vécues. Il faut qu'ils aillent au théâtre voir les classiques. Eviter peut-être Racine mais le reste au maximum. Qu'ils connaissant Molière à fond pour le moins sauf Dom Juan qu'ils ne comprendraient pas, qu'ils voient Molière au Français puis ailleurs, ils apprendront à apprécier, peut-être à juger. Corneille est fort bien pour eux. Qu'ils racontent ce qu'ils ont compris, ce qui les a amusés et ainsi vous orienterez, vous raffinerez leur jugement, leur goût sans rien leur imposer mais en leur faisant comprendre pourquoi. Alain doit commencer à enregistrer les règles élémentaires de courtoisie et de savoir-vivre, que Jean les écoute, quitte à en rire. Attirez leur attention sur les belles choses - et c'est là surtout le travail de Maman qui l'a fort bien fait avec moi mais semble oublier de continuer avec les suivants - qu'ils aillent au musée mais pas comme à un pensum ou en élève appliqué comme Alain aura tendance à le faire mais par goût : il y a des musées très sympathiques à Paris, Carnavalet par exemple. Qu'ils lisent de l'histoire même romancée un peu , de préférence ayant trait à leur programme. Peut-être même pourrez-vous les emmener à un premier concert, facile - c'est à dire de musique connue - mais de bonne musique. L'un quelconque des concerts parisiens du dimanche ferait très bien l'affaire. Il faut qu'ils prennent conscience de tout ce qui existe et qu'ils fassent le rapprochement entre chacun ; c'est ça la culture.

Je vous embrasse.

André Segura

Ce Dimanche 21 Décembre

Cette lettre remplace celle de la même date, incomplète, publiée dans le livre LETTRES D'ALGÉRIE, pages 210-214

 

  [Mardi 30 décembre 1958, Constantine]

Décidément vous devez penser que je suis bien occupé ou bien insouciant. Il n'en est rien bien que le médecin parti en permission toute la responsabilité de l'infirmerie m'incombe et un surcroît de travail s'ajoute au précédent ; en plus je dois chaque matin conduire les malades jusqu'à l'infirmerie d'un quartier militaire voisin où ont lieu provisoirement les visites. A sept heures au plus tard je dois être débout. Enfin tous les trois jours nous prenons la garde et ainsi le soir de Noël m'a vu sous les armes et ce soir encore. Je ne dormirai donc pas et devrai demain matin travailler normalement. Je commence à en avoir passablement marre. Aux dernières nouvelles le bataillon partirait pour Djidjelli à des fins exclusivement opérationnelles et ceci au mois de février. Il y a quelques temps on parlait de dissolution.

J'ai beaucoup de courrier en retard : Yvette, Claudy R., deux camarades EOR (maintenant s/lieutenants) et l'aspirant médecin qui a précédé l'actuel médecin et qui m'envoie très gentiment ses voeux. Un garçon que j'ai fait réformer et qui est maintenant à Paris. J'ai reçu les résultats de ma promotion EOR. Pas de surprise à une ou deux exceptions près. Il était impossible que je ne sois pas aspirant au moins. Dans l'ensemble le muscle est grand vainqueur de la partie au détriment souvent des plus élémentaires facultés intellectuelles : nous l'avions prévu très vite. Mes camarades, actuellement en permission chez eux m'ont dit que tout le monde a pensé à moi sur le bateau ; même si ce n'est pas vrai c'est aimable à eux de l'avoir écrit.

Une grande surprise angoissée m'a saisi à la lecture de vos quelques lignes concernant les Pelletier (1). Lui, rien d'étonnant, il déclinait depuis longtemps. Quant à elle, je la voyais se faner, dépérir petit à petit comme une plante qui manque d'eau et de soleil. Je crois me souvenir d'avoir vu venir la chose tout en m'empêchant d'y songer trop longtemps. Quelle curieuse petite femme, elle a dû mourir un peu d'ennui.

Je n'ai pas encore reçu le 2ème colis de Clovis. On m'annonce aujourd'hui un colis peut-être est-ce celui-là. Pour ce qui est des mandats, je peux les avoir tous, je ne peux contrôler avec les numéros car je jette les talons mais régulièrement toutes les semaines j'ai reçu trois mille francs. Si ce n'est le Samedi, le Lundi - et j'ai bien eu toutes les sommes exceptionnelles.

Je suis allé au cinéma voir Le Bal des Maudits (2) peut-être vous l'ai-je déjà dit. Un bon film américain un peu faux en ce sens qu'il prête à un militaire une objectivité qu'il ne saurait avoir en face de la guerre. Darry Cowl m'a amusé un peu, dans je ne sais plus lequel de ses films (voir note) (3) : une très jolie fille lui sert de partenaire, Béatrice Altariba : je l'avais déjà remarquée dans un film de Mylène Demongeot. J'ai enfin été voir Mijanou Bardot (4) qui possède le grand avantage d'une distinction que sa soeur n'a pas, même dans le physique. Beaucoup moins sexy je la trouve aussi jolie au moins ou plutôt différemment jolie. Naturellement elle n'a pas le quelque chose qui fait l'immense succès de Brigitte mais elle répond à un côté autre de nous-mêmes seulement c'est un côté qu'on cache, honteux, parce que la mode, la mentalité sont au malsain et que tant s'y retrouvent.

Voilà bien une énorme bombe que cette réforme économique et financière, que de sourdes protestations vont y faire écho. Il est inévitable pour se redresser de s'imposer une rigueur sévère mais le Français n'aime pas qu'on porte atteinte à son bien-être et on lui porte un rude coup. Renouveau, espoir sont de très jolis mots mais... la hausse des prix semble inévitable pour beaucoup de produits, ceux qui perdent les subventions en particulier : l'augmentation du SMIG (5), des fonctionnaires, de la retraite des vieux prouvent que l'état aussi la prévoit. Seuls les produits concurrencés par l'étranger désormais échapperont à cette hausse mais au prix de quels efforts chez les industriels français surtout ceux frappés par les nouveaux impôts. Je ne sais dans quelle mesure cela te touche mais la vie sera dure dans l'immédiat.

Heureusement tout ceci va permettre de plus grands investissements nationaux c'est à dire l'accroissement rapide de la richesse du pays. Enfin nous aurons toutes possibilités pour l'exploitation de nos richesses naturelles et nous pourrons peut-être concourir avec les grands producteurs.

Les dépenses excessives de l'armée seront encore accrues. De Gaulle a dit que l'armée devait rester forte et puissante ce qui signifie que le service militaire ne diminuera pas de sitôt. Après l'échec des élections législatives qui sans aucun doute aurait été fatal à tout autre qu'à lui, la guerre risque de durer encore et longtemps. L'ennemi est inexistant, fuyant impossible à accrocher. On dépense de l'argent et la fatigue humaine en quantité astronomique pour attraper deux fellaghas et un pistolet.

Plusieurs de nos camarades qui sont maintenant en poste mènent l'existence des pires moments de la guerre mondiale : occupant à trois des postes isolés, attaqués par 30 fellaghas bien armés et n'ayant pour répondre que quelques grenades et 3 fusils. De plus on met là des braves garçons tout à fait incapables d'affronter une situation militaire si simple fut-elle. Un 1ère classe est chef de poste. Et lorsqu'on demande pourquoi les soldats de métier se rongent le frein dans des casernes françaises on vous répond que la vie d'un militaire de carrière coûte cher tandis que celle d'un appelé... Et comment ne pas être amer devant un tel cynisme - et même le mot est trop beau pour cette inconscience prétentieuse. Je connais à Mont-de-Marsan des engagés qui font chaque semaine des demandes pour venir ici et chaque fois leur demande est jetée au panier.

Il suffit je vais encore m'énerver et je n'en ai que trop de sujets en ce moment. La garde ce soir, oh la barbe .

André Segura

Ce Mardi 30 Décembre

1. Couple d'amis des parents d'André

2. Film américain d'Edward Dmytryk, 1958, d'après le roman d'Irwin Shaw

3. Il s'agit sans doute du film Le Triporteur, de Jacques Pinoteau de 1957

4. Beaucoup moins célèbre que sa soeur Brigitte, Mijanou Bardot a tourné dans plusieurs films comme Jusqu'au dernier , de Pierre Billon, 1956, Une balle dans le canon , de Michel Deville et Charles Gérard, 1958, Le pirate de l'épervier noir , de Sergio Grieco, 1958, ou encore Ramuntcho , 1959, de Pierre Schoendoerffer

5. SMIG : Salaire minimum interprofessionnel garanti (à partir du 2 janvier 1970, le SMIC : salaire minimum interprofessionnel de croissance)

Cette lettre remplace celle de la même date, incomplète, publiée dans le livre LETTRES D'ALGÉRIE, pages 219-221

[Dimanche 11 janvier 1959, Constantine]

En quelque sorte, je comprends votre surprise à mon égard, il faut simplement dire ceci ce me semble : ce n'est pas une « métamorphose » et le service n'y est pour rien ou du moins pas dans le sens que vous imaginez, je m'explique : le service militaire est un peu de ce qui fait « moi » comme tous les événements de mon existence et mes pires folies y sont pour autant que lui. D'autre part le service militaire m'a fait en quelque sorte me découvrir devant vous car tout ce que je vous dis sur des feuilles blanches et beaucoup d'autres choses, je crois bien les avoir déjà prononcées de vive voix il y a un certain temps ; En tout cas, j'aurais pu le faire.

Je me souviens de l'étonnement de Papa devant le fait de mes relations avec des gens plus âgés que moi : Mademoiselle Pericaud (1) , la libraire par exemple .

A ce propos, Andrée Aubert (2) avec qui vous avez « un peu » parlé de moi a dû vous donner des nouvelles d'Yvette Rr (3) : ne manquez surtout pas de me les rapporter prochainement. Mon extrême curiosité se trouve avivée par le seul nom de cette étrange personne qu'est Andrée.

Pardon pour le retard de cette lettre. Je reçois hier le petit colis de Clovis contenant exactement la même chose que le premier. Le jeu de 4 21 a fait la joie des infirmiers et nous ne cessons pas dès un moment de liberté de nous provoquer. C'est ridicule mais ça fait passer le temps. Je trouve d'ailleurs de plus en plus difficile de le tromper ce Temps et maintenant ce n'est jamais sans une très mauvaise nervosité et un cafard excédé que je prends ces gardes successives. Ça ne peut pas durer.

Bien sûr la solution du théâtre aux armées semble bonne, cependant une prudence malvenue sans doute et quasi involontaire me fait toujours reporter ma lettre au Directeur. Je sais ce que je perds et je ne sais pas ce que je vais trouver. En conséquence j'attends les événements qui ne sauraient maintenant tarder. On parle de plus en plus de mutation du bataillon. Nous verrons bien ce qui va arriver.

On joue L'Otage de Claudel à l'Opéra cette semaine et je me promets de ne pas le manquer. La troupe est sans doute la même que celle qui jouait Shakespeare moins la personne que je connaissais qui faisait un remplacement. Jean Davy (4) jouera. Espérons que c'est une bonne soirée en perspective. Le secrétaire d'infirmerie d'un quartier militaire voisin m'accompagnera. Il est assez intelligent et en tous cas mérite quelque intérêt, il part dans huit jours chez lui, libéré définitivement : j'avoue humblement commencer à la désirer vraiment, cette « quille »...

L'absence du médecin est en quelque sorte une bénédiction pour moi et tout marche admirablement bien depuis son départ. Le peu de retard dans mon travail est comblé et tout le monde est content. Son épouvantable absence de conscience a failli me valoir des réprimandes, heureusement que ne connaissant rien à rien il est obligé de passer par moi qui ne laisse rien sortir de l'infirmerie sans le noter et le numéroter. Ma vie un peu libre m'a délivré de tout esprit militaire et le Commandant aurait dit de moi que j'étais « aussi peu militaire qu'il était ecclésiastique » ceci suivi d'un compliment.

Le retour de ce vieux garçon crasseux et vicieux - sa chambre est répugnante et deux matins sur trois il se rase sans se laver et des journaux « cochons » traînent partout dans ses affaires - ce vieux garçon crasseux et vicieux disais-je, quand il rentrera, va semer à nouveau une pagaille épouvantable et se plaindre que les choses ne vont pas comme il veut.

Il paraît que Paris vit en ce moment des journées de mauvais temps alors que nous venons de voir un ciel sans le moindre nuage digne du plus joli printemps sur la Seine : c'est notre seul et bien maigre avantage car les nuits sont glaciales et la garde est un supplice atroce. De plus ces changements de température nous causent toutes sortes de maux. Les changements de température et plus le climat, l'atmosphère militaires. Je constate chaque jour les désastres que cause ce fichu service. Les dossiers médicaux sont pleins de troubles mentaux dont l'origine est le maniement des armes à feu ou la vision des spectacles réjouissants qui s'offrent souvent à nous. Hier encore un pauvre musulman a eu une terrible crise : tout le monde lui faisait peur et il ne reconnaissait plus personne. Il voulait son père et pleurait comme un enfant. Il prétend avoir été l'objet de menaces envers lui et son père de la part des rebelles. Alors qu'il faisait la circulation à l'entrée de la caserne, il a fouillé et giflé un passant sans raison, l'injuriant et lui crachant au visage.

Il fait partie du groupe de l'OR (Office de Renseignements). Ils interrogent (...) plusieurs suspects et ce qu'il en reste n'est pas toujours appétissant. French people, "The most civilized people in the world" as a commandant tells us in Cherchell is more savage than you can imagine it. I see things that my eyes will try to forget my life along. But these one which make it will no more live in the spirit peace - I hope you understand my so bad English - no more live in the peace of the soul ... (voir note) (5)

André Segura

Ce Dimanche 11 janvier 1959

1. André fréquentait assidûment cette libraire, située 19 Clauzel, Paris 9 e , tout près du domicile de ses parents.

2. Personne non identifiée

3. Une relation d'André

4. Sociétaire de la Comédie-Française de 1950 à 1957

5. Les Français, « le peuple le plus civilisé du monde » tel que nous l'a dit un commandant à Cherchell, est plus sauvage que tout ce que vous pouvez imaginer. Je vois des choses que mes yeux essaieront d'oublier toute ma vie. Mais les auteurs de ces actes ne pourront, eux, jamais plus avoir l'esprit en paix - J'espère que vous comprenez mon mauvais anglais -   et jamais plus vivre dans la sérénité de leur âme.

[Vendredi 23 janvier 1959, Constantine]

Vous avez tout à fait raison de me reprocher mon silence mais je ne me suis absolument pas aperçu que le temps passait si vite étant débordé de travail ; et même en lisant que ma dernière lettre datait de huit jours j'ai été ahuri.

Le médecin est rentré de permission plus décontracté que jamais ce qui présage un surcroît de travail. De plus il a la tête pleine des soucis de son prochain retour dans la vie civile : il a grande hâte de partir - le vraisemblable déménagement du bataillon dans le secteur pourri de Djidjelli ne lui sourit pas du tout et il mijote sa demande de mutation. En effet il est ici en quelque sorte en récompense de ses bons et loyaux services dans les djebels hostiles en compagnie de la légion ; si le bataillon redevient opérationnel il est destiné à crapahuter à nouveau et je comprends qu'il se révolte. D'ailleurs vous vous doutez que je ne regretterai rien. Des propositions de montée en grade étant faite j'ai demandé à m'y trouver afin d'être caporal et de ne plus prendre la garde comme sentinelle car vraiment cela me rend malade, me met hors de moi et l'autre jour j'ai bien cru jeter mon arme au diable, de colère.

Incontestablement je deviens affreusement nerveux et je réagis violemment à la moindre des choses, espérons que je saurai me tempérer suffisamment.

Tout ce que tu me dis au sujet d'Andrée Aubert et d'Yvette Rr ne m'a pas satisfait et pour te dire vrai m'a laissé bien amer. Cette pauvre Yvette n'en a pas fini avec ses malheurs et j'admire la patience d'Andrée ainsi que celle de ce petit de L. (1) qui l'attend toujours.

Pour tout dire, je me laisserais aller que tout cela me déprimerait terriblement mais n'ai-je pas suffisamment de raisons par ailleurs pour m'embarrasser de celle-là encore. Une nouvelle fois les souffrances des autres ne me consolent pas de la mienne et après tout qui sinon toi, Papa, m'a rabâché, seriné qu'il fallait toujours considérer mieux et au-dessus de soi et non en arrière. C'est le consentement qui tue toute valeur en l'homme, l'acceptation, la résignation et même parfois l'humiliation.

Que signifient le Bien et le Mal puisque ces conceptions changent avec les civilisations et puisque à l'intérieur même d'une civilisation le Mal est admis comme Bien. Alors si l'on admet, si l'on accepte on devient un homme Bon qui fait stagner le Monde, qui le freine, qui l'alourdit. C'est celui-là le vrai parasite - « la vie hait jusqu'au dégoût celui qui ne veut jamais se défendre, qui avale les crachats venimeux et mauvais regards, le patient trop patient qui supporte tout et se contente de tout ; car ce sont là coutumes de valets ».

...

Vous voyez, cette lettre commencée il y a huit jours, je la reprends seulement maintenant.

En vérité je ne sais plus quoi dire - je mange mal ou plutôt je ne mange pas, je dors mal ou plutôt je ne dors pas. Ça ne va pas et je ne saurais dire pourquoi. Je ne crois pas que ce soit pour mon état militaire, non. C'est une espèce de langueur indéfinissable - à peine entrecoupée de violents serrements de coeur. Tantôt très gai, tantôt désespérément triste, en tous cas horriblement mal à l'aise. J'en veux aux uns, j'ai envie d'embrasser les autres, puis j'ai envie d'embrasser les premiers et de tuer les autres. Ce petit monde qui vit autour de moi, avec moi, réussit à me troubler profondément alors que j'étais inaccessible à tout jusqu'à présent. C'est que tout entier je vibre, je réponds au moindre rien de toute la sensibilité de mes nerfs.

Un an bientôt,... J'avais retrouvé la tranquillité intérieure et je la perds à nouveau.

Pas de repos en tout cas en perspective, départ imminent pour le secteur de Djidjelli vraisemblablement, pas de nomination au grade de caporal (...) pour moi. Et dire qu'hier j'aurai pu être sauvé. Le médecin commandant du Service de Radiologie de l'Hôpital militaire de Constantine me proposait presque de rentrer dans son service ce qui était la planque définitive et je n'ai rien fait pour alors que je le pouvais.

Pourquoi ? Je n'écris pas au théâtre aux Armées pourquoi ? Je me vexe, je me trouble, je m'amuse, je bois, je fume, je pleure, pourquoi ?

Pourquoi ? Je le sais bien.

André Segura

Ce Vendredi 23 janvier 1959

PS. j'ai très bien reçu les gâteries de Tante Gisèle mais je n'avais pas remarqué les quelques mots écrits dessus. Merci beaucoup pour ses bons voeux et tendres affections.


1. Personne non identifiée dont il est fait état dans un écrit à part : voir en annexe compostion de lettre « D'abord je t'aime, ensuite je meurs loin de toi... »

 

[Jeudi 5 février 1959, Constantine]

Chaque jour nous rapproche un peu plus du départ. Tous les services ont déjà emballé sauf nous bien sûr : nous avions commencé mais le vertueux médecin s'est avisé de désirer un médicament qui se trouvait au fond d'une caisse ; résultat la caisse a été vidée. Nous attendrons donc son bon vouloir.

Je suis fatigué au-delà des limites. Hier soir encore d'intervention, nous sommes sortis en half track (1) au secours d'un poste voisin attaqué. Ce soir je suis de garde et c'est en tenue que je vous griffonne si mal ces quelques mots. Les nuits sont glaciales et les deux heures de faction s'avèrent être un supplice. Notre départ a été retardé de quelques jours parce que le détachement précurseur n'a pu rejoindre notre prochain cantonnement par la route, le risque étant trop important. Ils ont dû passer par la mer.

Nous partons d'un sol bloc, protégés par l'aviation précédés et suivis par des auto-mitrailleuses. Espérons que nous arriverons sans encombre.

L'autre jour à la garde, une voiture s'est arrêtée devant moi et le chauffeur m'a demandé si je voulais un petit chien que sa femme ne voulait pas ; j'allais dire non puis quand je l'ai vu il m'a tellement amusé que je l'ai pris. Maintenant tout le monde l'a adopté à l'infirmerie et il nous distrait tant bien que mal. Il pisse partout cela va sans dire et m'a déjà sali un dossier médical mais nous ne perdons pas espoir de le dresser. Il doit devenir grand et nous le voulons méchant ; il mord déjà très fort pour son jeune âge. Je prendrais des photos qui amuseront Jean.

A propos je remercie celui-ci pour sa charmante lettre. Sa spontanéité sincère m'a bien ému. Je voulais lui répondre en propre ainsi qu'à Alain mais le temps me fait défaut.

On m'attend à la garde.

Baisers

André Segura

Ce jeudi 5 février 1959 alors que voilà 10 jours que je ne sors pas et 3 que je ne mange rien. Hier soir, j'ai tenté d'aller au réfectoire mais le brusque départ en intervention m'a tout juste permis d'avaler une assiette de soupe.

 

1. Half track : camion militaire

André Segura et son chien Gypsy en Algérie

[lettre non datée, Constantine]

Nous partons pour Djidjelli - exactement pour Duquesne à 10 km de Djidjelli à l'intérieur des terres - dans le courant de la semaine. En attendant, la recrudescence des actions rebelles nous a remis en alerte et voilà 6 jours que je ne me suis pas couché : un jour sur deux de garde et l'autre d'intervention ce qui signifie des ballades toute la nuit en « half-track » dans un rayon de 10 à 20 km autour de Constantine. Rien bien sûr pour l'instant.

Le plus extraordinaire c'est que, mort de fatigue je me suis couché ce matin jusqu'à midi : par trois fois le médecin m'a envoyé chercher parce qu'il était complètement perdu, j'ai refusé de venir. Cet après-midi il m'a dit qu'il exigeait que je sois là ; bien sûr j'ai dit qu'il n'en serait rien. Tous les chefs du service ont fait exempter leurs secrétaires et employés indispensables. S'il ne l'a pas fait c'est qu'il n'a pas pigé qu'il en était ainsi pour moi. En conséquence, je veux bien travailler la nuit mais je ne travaille plus le jour. J'ai commis l'erreur de venir toute la semaine parce que notre imminent départ a causé un surcroît de travail dans tous les services et en particulier à l'infirmerie.

Peut-être écrirai-je une dernière fois de Constantine. Pour l'instant je dois partir en patrouille et mon chef de groupe m'attend.

Baisers

André Segura

 

[mercredi 25 février 1959, à 10 km de Djidjelli]

Je vous écris en vitesse avant de partir à la garde. Le médecin lieutenant est parti ce matin. Il est remplacé par un médecin aspirant de la 58 / 2B - il a 4 mois d'armée - sympathique mais très timide et pas du tout dans le coup : j'ai peur qu'il se laisse subjuguer dès le début et qu'il ne sache pas nous défendre ou même se défendre. Il faudra le dresser.

Merci pour le colis contenant ces excellents chocolats, vous ne pouvez savoir comme je manque de petites gourmandises de ce genre, moi qui me nourris presque exclusivement de cela en temps normal ; tant et si bien que lorsque je descends en ville (Djidjelli) je m'achète une tablette de Suchard aux noisettes et un paquet de LU. Il ne me reste déjà plus rien du colis c'est pour vous dire...

J'ai fait réparer mon rasoir électrique dont j'avais cassé le coffre et une grille : j'en ai eu pour 1700 francs parce que soi-disant il fallait changer les deux ainsi que les couteaux. Djidjelli est mort maintenant : plus personne dans les rues sauf le matin aux heures de marché. Heureusement que le temps nous a favorisé jusqu'à présent, il a fait un soleil d'été en France, je suis déjà bien halé ; je dis jusqu'à présent car depuis la nuit dernière il pleut presque sans arrêt. Le bruit de la pluie sur le toit de la baraque où je loge est très agréable à entendre. Malheureusement ce soir encore je n'y coucherai pas.

Ce matin sous la pluie nous avons enterré un de nos camarades tué en embuscade il y a deux jours : un appelé de la 57 / 2 B. Il a été criblé de 12 balles, est tombé dans les mains des fellaghas qui l'ont déshabillé, mutilé, achevé de 2 balles dans la tête et qui lui ont volé tout ce qu'il avait. Encore un qui ne retournera plus dans notre doux pays. Quand cela finira-t-il ?

André Segura

Ce mercredi 25 février 1959

[Lettre non datée, enveloppe datée du 1 er mars 1959,

à 10 km de Djidjelli]

Avec stupeur, je m'aperçois que voilà une lettre qui vous était destinée et qui n'est pas partie ; j'en ai déduit que je vous ai envoyé une lettre pour le médecin lieutenant que d'ailleurs je n'avais jamais terminée. Vous n'avez pas dû bien comprendre (voir note) ( 1).

Vous avez cependant reçu les photos j'espère.

Pour ma part il y a dû avoir un décalage dans les mandats car je n'ai reçu l'avant-dernier et le dernier que le vendredi de la semaine suivante à celle de votre envoi théorique ; je m'explique : vous m'envoyez en principe un mandat tous les lundis et bien j'ai reçu les deux derniers le vendredi de la semaine suivante soit 11 jours après votre envoi. Je crois bon de vous en aviser : je n'ai pas vérifié si les numéros se suivaient.

La vie est pour nous toujours aussi belle et rien n'a changé sinon qu'enfin nous avons retrouvé tout l'effectif de l'infirmerie. En effet tout le monde est là maintenant et même on vient de nous envoyer un caporal du service Santé en supplément.

Nous allons souffler un peu.

Mon camarade autorisé à passer le caducée (2) vient de rentrer ce matin assez satisfait et pense avoir réussi. Quel dommage que je n'ai pas pu y aller.

Je commence à être bien installé et on envie ma solitude et le cadre un peu sympathique dont je me suis entouré. Si vous trouvez, à propos, ce numéro de Match  contenant les photos de Marilyn Monroe dont je vous parle dans mon autre lettre, envoyez-le moi sans faute.

Moi qui ne suis pas le genre à tapisser ma chambre de photos de pin-up, j'ai trouvé celles-ci tellement extraordinaires - et à vrai dire elles sortent de l'ordinaire - que je n'ai pu résister au plaisir de les afficher, d'ailleurs elles font un effet boeuf.

J'ai dû taper mon rapport mensuel moi-même (9 pages dactylographiées) avec les tableaux, les titres et les chiffres. Il m'a fallu une demie journée.

La fatigue commence à atteindre tout le bataillon et je ne suis pas le moins touché. Je vous quitte pour me reposer un peu aujourd'hui, dimanche.

Affections

André Segura

1. Voir lettre suivante manifestement adressée au médecin-lieutenant

2. Le caducée, emblème des professions médicales et para-médicales. « Passer son caducée », sans doute passer l'examen d'entrée aux études médicales.

[Lettre non datée, inachevée, destinée au médecin-lieutenant et envoyé par erreur à ses parents]

Et bien le moins qu'on puisse dire est que vous avez senti venir le vent ; maintenant il souffle à grandes rafales.

Le bataillon est d'intervention « secteur » un jour sur deux ce qui signifie que dans les dix minutes le convoi doit partir donc toute la journée en arme et sanitaire chargée. Ceci un jour sur deux, l'autre jour, depuis une semaine, sans arrêt opération avec PC (1) donc médecin. Nous avons eu un tué à la 4 - je crois bien que vous étiez encore là. Un harki (2) s'est sauvé de Strasbourg avec une arme et ce matin la SAS (3) a été attaquée alors que le bataillon une fois encore était en opération. Nous étions en sous effectif et j'étais seul ici : 4 blessés dont une transfixion (4) main droite. J'ai enlevé comme j'ai pu les éclats en surface en particulier dans les reins d'un musulman j'ai sorti un bout de fer gros comme mon pouce. Je n'avais plus rien, le médecin ayant tout emmené et j'ai dû me débrouiller comme j'ai pu.

Avant-hier - tout le monde en opération aussi - Jammet (le sergent) a fait une crise de coliques néphrétiques. En compulsant le petit livre que vous avez barboté à la 14 e Di (5) j'ai vu qu'il fallait faire morphine-astropine et tout s'est bien passé. A peine terminé on m'a amené un type de la 1 ère qui faisait sans arrêt des crises nerveuses et un autre de la 2 ème dont la température était à 40° depuis 2 jours. L'adjudant chef Gomet a trouvé le moyen de m'empoisonner avec des papiers idiots et le capitaine m'a engueulé pour je ne sais plus quoi.

Avec ça garde un jour sur deux.

Je ne vous décrirai pas sur trois pages (fin de la lettre)

1. PC : Poste de Commandement

2. Combattant algérien pour l'Algérie française. « Harki » vient du mot « harka » qui signifie « le mouvement ».

3. SAS : Section Administrative Spécialisée

4. Procédé d'amputation

5. DI : Division d'Infanterie

L'une des dernières photos André Segura prise en opération.

A droite et à gauche, ses décorations militaires délivrées à titre posthume.