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Jean SEGURAContact par e-mail : jean@jeansegura.fr |
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Paris, 30 mars 2008 NOUS AVONS TANT AIMÉ GOURGAS textes et photos par Jean SEGURA
En souvenir de : Danièle DREVET- Michel FIANT - Philippe GARNIER - Félix GUATTARI - Joël GRYNBAUM - Marie-Hélène MAZAURIC - Roland MICHENET - Maurice NAJMAN - Claude POIZOT - Patrice RAMON - Claude SCHALSCHA - Joël SIPOS Et de mes années passées avec mes amis de l'AMR
GOURGAS , MAISON BLEUE SUR LA COLLINE
Les jumelles (Rouquette et Saint Chamand) qui surplombent Gourgas, vues depuis le domaine de Sollier Au tournant des années 60 et 70, un lieu dans les Cévennes a représenté un Eden de liberté, d'intelligence et d'imagination, Gourgas : une abbaye séculaire bâtie sur une colline perdue dans la garrigue entre Monoblet et Saint Hippolyte du Fort (dans le Gard) que le psychanalyste Félix Guattari (co-mentor de l'antipsychiatrie avec Gilles Deleuze) avait acquis en 1967. Alors sans eau ni électricité, Gourgas devient, après des travaux d'aménagement, un lieu où se retrouvent ouvriers, étudiants, artistes, enseignants, architectes, psychiatres. Le « pionnier du travail social » Fernand Deligny, ancien instituteur qui avait fondé en 1948 la Grande Cordée, réseau d'hébergement de jeunes délinquants et caractériels, aidé par Jacques Lin, ancien ouvrier électricien chez Hispano-Suiza, va faire de Gourgas pendant quelque temps un havre d'accueil pour des enfants et adultes autistes venant d'institutions psychiatriques comme La Borde. Gourgas depuis le domaine de Sollier au téléobjectif. Louis Orhant, dit Mimir. Guattari, qui ne vit pas à Gourgas, laisse la gestion des lieux à Louis Orhant, autre ancien ouvrier métallurgiste ex-membre du Parti Communiste. Durant la guerre d'Algérie, Orhant avait déserté le 458ème régiment d'artillerie en septembre 1956, et s'était réfugié en Suisse où il rencontra l'ancien séminariste Jacques Berthelet qui avait mis en place à Yverdon (ville thermale du canton de Vaud) une structure d'accueil pour les déserteurs et insoumis de l'armée française. À l'automne 1958, Orhant fonde avec Berthelet le mouvement « Jeune Résistance », rejoint par d'autres réfractaires comme Jean-Louis Hurst et Gérard Meïer. Jeune Résistance qui oeuvre en région lyonnaise, et surtout marseillaise, se rapproche naturellement du réseau Jeanson d'aide aux combattants algériens dit « des porteurs de valises », avant d'évoluer vers le trotskisme, comme l'indique Tramor Quemeneur (1). Plusieurs de des dirigeants de IVe Internationale (dont Michel Raptis) soutiennent alors de façon active le FLN algérien dans son combat contre l'État français.
Façace sud et perron depuis le pied de la terrasse. La désobéissance militante d'Orhant lui vaut son exclusion du PC puis d'être arrêté le 27 janvier 1961 à Paris et condamné à deux ans de prison, pour désertion, le 18 août de la même année. Une décennie plus tard dans les Cévennes, Louis Orhant, plus connu sous le nom de Mimir, a pris des allures de patriarche, tel Noé : grande barbe et petites lunettes, rigueur, humour et sens de l'organisation. Avec sa femme Evelyne, ses enfants, son frère Jean et d'autres bonnes âmes, il va transformer Gourgas en une exploitation agricole autogérée, avec un grand jardin potager, des parcelles cultivées et des animaux de ferme, offrant un cadre de vie salubre et chaleureux pour les autistes et enfants en difficulté qui continuent d'y faire des séjours.
Le perron au pied de la terrasse et façade sud. Fenêtres au-dessus de l'entrée principale. Des troskistes à la campagne Entre temps, la France s'est transformée : au conflit algérien a succédé la vague de Mai 68 qui a fait fleurir groupuscules gauchistes et libertaires. Les vacances d'été sont propices pour former et motiver les nouvelles recrues, et chaque organisation se cherche un site d'hébergement dans lequel les militants les plus expérimentés pourront, pendant une ou deux semaines, transmettre leur savoir aux novices de la révolution. C'est dans ces circonstances (et avec l'accord de Guattari), qu'Orhant-Mimir, qui a conservé des amitiés parmi les anciens porteurs de valises, notamment, et des dirigeants d'organisations marxistes, ouvre les portes de Gourgas sans esprit partisan.
Le perron, escalier de gauche Se retrouvent en alternance les trotskystes de l'OCI (lambertistes) et ceux, moins orthodoxes, de l'AMR (Alliance marxiste révolutionnaire), plus connus sous le nom de « pablistes ». Leur nom vient de leur leader d'origine grecque Michel Raptis, alias « Pablo », ancien secrétaire général de la Quatrième Internationale qui fut, au lendemain de l'indépendance algérienne le conseiller économique du premier président Ahmed Ben Bella et le principal promoteur de l'Autogestion appliquée au socialisme. L' AMR, créée en 1969, est dirigée principalement par Michel Fiant, qui connaît bien Louis Orhant, et Gilbert Marquis, deux ex-compagnons de lutte de Pablo pendant la guerre d'Algérie, et par un jeune militant issu du mouvement lycéen, Maurice Najman, fondateur des Comités d'Action Viet-nam puis, en 1967, des Comités d'Action Lycéens (CAL). l'AMR est composée d'étudiants, de lycéens, d'ouvriers métallurgistes et de quelques cadres avec des implantations à Paris, Lyon, Marseille, Aix, Bordeaux, Toulouse et Limoges. De 1969 à 1974, l'organisation pabliste va tenir ses stages sous la direction de Jean-Louis Weissberg, étudiant en sciences de l'information et responsable de la formation.
Le perron, escalier de gauche. A droite, au pied de la terrasse.
Les drapeaux rouges s'installent à Gourgas à la belle saison : l'endroit est agréable, il fait beau. Certains militants viennent en famille en vue de possibles baignades et excursions. Moyenne d'âge du noviciat : entre 16 et 25 ans; celle des militants : entre 20 et 45 ans. Un groupe toulousain, issu d'un mouvement associatif, s'occupe spécialement des enfants. La maison est grande et comprend deux étages. On dort à dix ou douze dans de vastes dortoirs, avec des matelas par terre ; et ceux qui ont la chance d'avoir une chambre individuelle ne le doivent que parce qu'ils sont les premiers arrivés. Pas de frontière sexuelle, et chacun dort comme il veut, seul, ou à deux, à quatre, et pas toujours avec la même personne d'une nuit à l'autre. La nudité collective ne semble gêner personne. Nous sommes dans l'après mai 68, les images et la musique du film Woodstock viennent donner une douce saveur au vent de liberté qui règne : la révolution commence ici et maintenant.
Le perron, escalier de droite
Les repas sont pris en collectivité sur la terrasse qui surplombe le perron à deux escaliers de l'entrée principale, et un calendrier des tâches domestiques permet à chacun, selon une rotation minutieuse des équipes, de servir les autres : cuisine, service, vaisselle, ménage. Les sanitaires se bornent à une salle collective dans laquelle on se lave à l'eau froide par petits groupes ; heureusement, il fait très chaud au sud de Cévennes en juillet-août. Les toilettes, c'est la nature, bien que Mimir recommande d'aller dans les latrines (colonisées par des hordes de mouches) construites non loin des bâtiments, plutôt que de maculer le paysage environnant.
Jean Segura et un enfant en août 2008 à l'entrée principale sur la terrasse. Histoire(s) politique(s) « in » et féministes, « off ». Tous les jours, à raison de deux à trois séminaires (matin, après-midi, et quelquefois le soir) les militants et sympathisants se retrouvent dans une vaste magnanerie dans laquelle, des décennies auparavant, on avait élevé le vers à soie, richesse agricole locale grâce aux mûriers qui prospéraient sur les collines cévenoles. C'est une grande pièce haute de plafond, sans fenêtre, ouverte au Nord : il y fait frais, et des sièges d'un ancien cinéma ont été disposés autour d'une table pour y tenir des réunions. C'est là que, cinq étés durant, on y apprend les bases du matérialisme dialectique et de la lutte des classes, le léninisme et l'histoire du mouvement ouvrier ; les révolutions russe, chinoise et cubaine, la dérive stalinienne, le trotskisme, l'autogestion. Marx, Engels, Rosa Luxembourg, Lénine, Trotsky, Boukharine, Mao Tse Dong, Lin Piao, Ho Chi Min, Fidel Castro, Ernesto "Che" Guevara se bousculent dans les têtes de ceux qui doivent ingurgiter en une semaine l'équivalent d'un programme d'histoire (improbable dans un lycée) de toute une année. J'ai personnellement participé aux stages de 1972 et 1974.
Terrasse avec portail principale. A droite le nouveau perron et la balustrade. A la longue, ces stages nous rendaient plus instruits, plus intelligents et plus déterminés encore à poursuivre la lutte qui devait nous mener au grand soir. Au cours des pauses et pendant les repas, on commence à parler de féminisme (beaucoup), d'écologie (un peu) et de l'homosexualité (très peu). Les discussions sont houleuses et passionnées. Des tendances et des clans se forment. Certains sont déroutés et préfèrent se tenir à l'écart de ce tumulte, voire vont quitter les lieux. L'été 1972, les femmes décident de se réunir seules et forment des groupes de discussion où elles évoquent leur malaise face aux hommes qu'elles accusent d'exercer vis-à-vis d'elles une dominance séculaire ; y compris au sein d'une organisation révolutionnaire comme l'AMR. Ces femmes se retrouveront en 1973 au sein du Cercle Elisabeth Dimitriev (du MLF) avec le slogan « pour un féminisme autogestionnaire ».
Terrasse vue du dessus. Terrasse , angle ombragé Pour ne pas être en reste, les hommes, sous l'impulsion de quelques-uns, Maurice Najman en tête, réagissent en formant à leur tour des groupes de conscience (auxquels curieusement Najman ne participe pas) et dont certains se prolongeront pendant encore quelques mois à Paris et à Lyon.
Terrasse, côté ombragé. Une vie de cocagne entre Marx et Pastis Les péripéties de parcours font de Gourgas sa singularité, d'autant que, comme dans la chanson de Maxime Le Forestier, le lieu est une sorte de « maison bleue adossée à la colline, on y vient à pied, on ne frappe pas (et) ceux qui vivent là ont jeté la clé ». Chacun y vient en effet à son gré, à condition de se trouver une place dans un dortoir et de respecter la règle des lieux : participer à la vie collective (préparation des repas, vaisselle, balayage, descente des ordures ménagères, donner à manger aux cochons), le tout moyennant une modeste participation financière : un planning que l'on se doit de respecter dans une discipline librement consentie.
La terrasse vue de la porte principale. Banc sur la terrasse. Des visiteurs « exotiques » - artistes, intellectuels, psychanalystes, féministes, homosexuels, communistes défroqués et autres clochards célestes - se mêlent souvent à la faune des militants, nourrissant par leurs différences des débats qui ne manquent pas de jaillir, voire d'exploser, au cours des repas ou des moments de détente sur la terrasse ou dans les nombreuses pièces de la grande batisse.
Intérieurs Pendant les pauses, et parce qu'il fait très chaud, ceux qui veulent se rafraîchir, vont se baigner nus dans le réservoir d'eau du jardin potager, sous l'oeil amusé de Mimir et de sa tribu. Et puis il y a les expéditions en voiture à Saint Hippolyte du Fort où l'on se retrouve à la terrasse des cafés pour y boire pastis, bières et limonades. Certains jours, on descend à huit ou dix pour aller, garçons et filles mélangés, se laver aux bains douches municipaux de Saint Hippolyte.
Portes ouvrant côté nord. Le dimanche, pas de séminaires, et Mimir emmène en excursion sa famille et tous ceux qui veulent le suivre se baigner dans des rivières sauvages et bassins naturels formés dans les rochers cévenols des environs. D'autres jours, une bande de courageux s'engage dans une randonnée matinale vers l'une des deux collines Jumelles (Rouquette et Saint Chamand) qui surplombent Gourgas : il faut arriver au sommet entre six et sept heures pour assister au magnifique lever de soleil dont la lumière va bientôt inonder la garrigue.
Porte du réfectoire. Lucarne vers la vallée
Marge et fermeture Mais la France change et le mouvement gauchiste se transforme. L'AMR, restée un groupuscule, va voir ses idées sur l'autogestion migrer vers d'autres mouvements et syndicats tels la Ligue Communiste Révolutionnaire,le PSU que Michel Rocard vient de quitter pour le PS, ou la CFDT alors dirigée par Edmond Maire. En 1975, l'AMR rassemble ses militants lors d'un dernier congrès à Juvisy, en région parisienne, qui votent la fusion avec le PSU. C'est la fin des étés rouges à Gourgas.
La ruelle extérieure depuis le bas D'autres mouvements plus radicaux vont émerger de la frustration d'un grand soir qui s'éternise à venir. Parmi ceux-ci, les Autonomes, mouvement protéiforme très implanté en Italie et dont l'un des avatars français fonde en 1974 la revue Marge à l'initiative de Gérald Dittmar et du psychologue Jacques Lesage de La Haye. Influencée par les "gourous de Vincennes" Deleuze et Guattari, Marge voudrait fédérer marginaux et inorganisés et "faire de la marginalité une conscience politique nouvelle" » comme on peut le lire dans l'article "Pourriture de psychiatrie", Cahiers Marge , n°1, 1977.
Façade Nord En 1977, Marge tient ses Assises à Gourgas, puis, trouvant le lieu idéal pour y appliquer sa doctrine, va finalement « squatter » les lieux, sans que semble-t-il, Guattari , toujours propriétaire des lieux, y trouve à redire. Louis Orhant, traité par les Autonomes de "moniteur d'auberge de jeunesse", préfère prendre le large. Il s'installe à Saint André de Valborgne, à quelques dizaines de kilomètres de là pour poursuivre son propre projet communautaire. Gourgas est alors aux mains des "psychiatrisés, toxicos, prostituées, travestis, voyous et délinquants" fédérés par Marge et qui ont désormais le champ libre pour se fondre dans une improbable communauté. Mais l'expérience va faire long feu : sans vrai capitaine et sans économie et règles de vie élémentaires, Gourgas devient peu à peu un bateau ivre, puis un vaisseau fantôme que Marge finit par abandonner.
Ruelle extérieure depuis le haut. Revendu en 1983 à trois familles avant la disparition de Guattari, mort en 1992, Gourgas retournera une décennie plus tard à sa vocation agricole : un domaine de 21 hectares où paissent encore aujourd'hui les chèvres d'André Chapon.
Jean SEGURA Notes : 1. Réfractaires français dans la guerre d'Algérie (1954-1962) par Tramor Quemeneur , p 115 dans l'ouvrage collectif : Militaires et guérilla dans la guerre d'Algérie de Jean-Charles Jauffret, Maurice Vaïsse, Charles Robert Ageron.
Porte de l'entrée principale sur la terrasse Je remercie les actuels propriétaires qui m'ont autorisé à faire des prises de vue de Gourgas, tel qu'il est en ce mois d'août 2008. - JS
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La ruelle intérieure, le four à pain
Toiture sur pignon nord. Auvent sur pignon nord.
Le grand escalier.
Les fenêtres en ogives de la façade sud.
Arrivée vers le jardin
Le bassin et le jardin
Carrelage intérieur. Détail de toiture
Carrelage de la terrasse. Carrelage de l'entrée.
Mur de l'entrée, craquelures de peinture. Carrelage de l'entrée. |
GOURGAS ANTICA Ici figurent quelques images datant de 1880-1900 tirées à partir de plaques de verre anciennes. Ces plaques ont été retrouvées à Gourgas, notamment par Louis Orhant peu de temps après que Felix Guattari ait acheté le domaine en 1967. Il ne reste que ces quelques reproductions que possèdent encore Louis Orhant ou les actuels occupants de Gourgas, les originaux ayant disparu. Ces images constituent un témoignage unique sur l'état du bâtiment, avant la construction du perron et de la terrasse, mais aussi sur la pérennité des lieux depuis la fin du XIXe siècle. Les portraits sont peut-être ceux des anciens propriétaires (ou bien de parents ou amis en visite), bien que rien n'indique (dans le paysage photographié) qu'il s'agit bien de Gourgas. On peut le supposer, certainement pas l'affirmer. Jean Segura
Façade de Gourgas autour de 1900, avant la construction du perron et de la terrasse
Le perron de Gourgas respectivement autour de 1900 et en 2008
La terrasse de Gourgas respectivement autour de 1900 et en 2008
Le jardin, près du bassin, autour de 1900 et en 2008
Occupants supposés de Gourgas, autour de 1900 Domaine de Gourgas, autour de 1900
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TÉMOIGNAGE Edith Gorren , artiste peintre à Bazas en Sud Gironde, a vécu à Gourgas après 1977. Elle en évoque le souvenir sur son site La 203 de Gourgas : Dessin Edith Gorren |
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